— Le meurtrier de Morval. Quelque chose comme un motif de vengeance.
— Alysson Murer ?
— Non, elle a un alibi en béton pour le matin du crime, elle était derrière son guichet à Newcastle…
— Eh bien, alors ?
— Alors ? insiste Bénavides, rien ne dit que Morval ait renoncé à chercher un autre « Nymphéas », à trouver un autre pigeon, avec votre aide, Kandy.
Amadou Kandy ne lâche pas Sylvio des yeux. Duel de pupilles, le premier qui cillera…
— Si je l’avais trouvé, inspecteur, ce tableau de « Nymphéas », je ne serais pas ici dans cette galerie de misère, mais j’aurais déjà acheté au large de Dakar une des îles du Cap-Vert, déclaré l’indépendance, et construit mon petit paradis fiscal personnel…
Amadou Kandy sourit de toutes ses dents blanches et continue :
— Et vous me demanderiez de trahir un secret professionnel ?
— Dans le but de confondre le meurtrier de votre ami.
— Soyons sérieux, voyons, inspecteurs, où aurais-je bien pu dénicher un second « Nymphéas » de Monet ?
Aucun des deux policiers ne répond. Bénavides et Sérénac se lèvent dans le même geste. Ils avancent de trois pas vers la porte.
— Encore une précision, fait soudain Sérénac. Pour être tout à fait exact, Kate Murer n’a pas véritablement légué le tableau au musée de Cardiff. Dans les faits, c’est la fondation Theodore Robinson qui en a reçu la propriété légale, et elle en a ensuite confié l’exploitation à la National Gallery galloise.
— Et alors ?
Parmi les multiples affiches de peinture accrochées sur les vitres de la galerie d’art, Laurenç Sérénac a repéré celle du « Concours Peintres en herbe/Intemational Young Painters Challenge », la même que celle punaisée dans la classe de Stéphanie Dupain.
— Et alors ? répond Sérénac. Alors, je trouve qu’elle revient un peu trop souvent dans cette affaire, la fondation Theodore Robinson…
— C’est plutôt normal, non ? répond le galeriste. C’est une institution, cette fondation ! Surtout ici, à Giverny…
Kandy demeure un long moment pensif devant l’affiche.
— Theodore Robinson, les Américains, leur passion pour l’impressionnisme, leurs dollars… Qui peut imaginer ce que serait Giverny sans tout ça ? fait le Sénégalais en agitant les bras. Vous savez quoi, inspecteur ?
— Non.
— Au fond, je suis comme Eugène Murer, ici, dans ma boutique, je ne suis qu’un épicier. Mais si je pouvais revenir en arrière, vous savez ce que j’aimerais faire ?
— Pâtissier ? glisse Laurenç.
Amadou Kandy éclate d’un énorme rire, sans aucune retenue cette fois-ci.
— Je vous aime bien, vous, le malin, parvient-il à articuler entre deux hoquets. Vous aussi, remarquez, le tamanoir fouineur. Non, inspecteurs, pas pâtissier. Je vais vous avouer, en réalité, j’adorerais avoir dix ans. Être encore à l’école avec une jolie institutrice à me persuader que je suis un génie, et pouvoir me présenter comme des centaines d’autres enfants dans le monde à ce concours de détection de petits peintres de la fondation Robinson.
Le soleil ne va plus tarder à se coucher derrière le coteau. Fanette se hâte, elle doit terminer son tableau. Son pinceau n’a jamais glissé aussi vite, en taches blanches et ocre, reproduisant le moulin et sa tour biscornue, le grand arbre rouge cerise et argent au milieu de la cour, la roue à aubes qui trempe dans l’eau vive. Elle est concentrée mais aujourd’hui, c’est tout l’inverse, c’est James qui n’arrête pas de lui causer.
— Tu as des amis, Fanette ?
Et toi, James, est-ce que je te demande si tu en as ?
— Bien sûr. Qu’est-ce que tu crois ?
— Tu es souvent seule…
— C’est toi qui m’as dit d’être égoïste. Quand je ne peins pas, je suis avec eux !
James marche lentement dans le champ et referme ses chevalets les uns après les autres. Il suit toujours le même rituel quand le soleil commence à se coucher.
— Mais puisque tu me demandes, je vais te dire. Ils m’énervent. Surtout Vincent, celui que tu as vu l’autre jour, qui nous espionne. Un vrai pot de colle…
— De vernis !
— Quoi ?
— Un pot de vernis. C’est plus utile qu’un pot de colle, pour une fille qui peint.
Des fois, James, il se croit drôle.
— Y a aussi Camille, mais lui, il se la raconte trop. Il pense qu’il est né surdoué, tu vois le genre. La dernière de mon âge, c’est Mary, celle qui pleure tout le temps. La fayote. Je l’aime pas, c’est comme ça.
— Il ne faut jamais dire cela, Fanette.
Qu’est-ce que j’ai dit ? J’ai rien dit…
— Il ne faut pas dire quoi ?
— Je t’ai déjà expliqué, Fanette. Tu es une petite fille très gâtée par la nature. Si, si, ne fais pas celle qui ne le comprend pas. Tu es mignonne comme un cœur, intelligente, bourrée de malice. Un don incroyable pour la peinture t’est tombé sur les épaules comme si une fée avait dispersé sur elles de la poudre d’or. Alors il faut faire attention, Fanette, les autres seront jaloux, toute ta vie. Ils seront jaloux parce qu’ils auront des vies beaucoup moins heureuses que la tienne.
— N’importe quoi ! Tu dis n’importe quoi. De toute façon, mon seul copain qui vaille le coup, c’est Paul. Tu le connais pas encore. Je viendrai avec lui, un soir. Il est d’accord, lui. On fera le tour du monde, ensemble. Il m’emmènera pour que je puisse peindre, le Japon, l’Australie, l’Afrique…
— Je ne suis pas sûr qu’il existe un homme qui accepte ça…
Des fois aussi, James, il m’énerve.
— Si, Paul !
Fanette lui fait une grimace pendant qu’il se retourne pour ranger sa boîte de peinture.
Il y a des moments, James, il ne comprend rien. D’ailleurs, je ne comprends pas ce qu’il fait, on dirait qu’il est resté coincé devant ses tubes de peinture.
— T’es bloqué ?
— Non, non. Ça va.
Il fait une drôle de tête. Il est bizarre, James, des fois.
— Tu sais, James, pour la fondation Robinson, j’ai envie de peindre autre chose que le moulin de la sorcière. Ton histoire de refaire ton tableau du père Trognon, ça me dit pas trop…
— Tu crois ? Theodore Robinson a…
— J’ai mon idée, coupe Fanette. Je vais peindre des « Nymphéas » ! Mais pas façon vieillard, à la Monet. Je vais peindre des « Nymphéas » de jeune !
James la regarde comme si elle venait de proférer le pire des blasphèmes.
Il est tout rouge, j’ai l’impression qu’il va exploser.
Ça va, fais pas ta tête de père Trognon !
Fanette éclate de rire.
— Monet… des « Nymphéas de vieillard » ! s’étouffe James.
Il tousse dans sa barbe puis se met à parler lentement, d’une voix de professeur :
— Je vais essayer de t’expliquer, Fanette. Tu sais, Monet a beaucoup voyagé. Dans toute l’Europe. Il s’est inspiré de toutes les peintures du monde, tu dois comprendre, elles sont très différentes, on ne voit pas les choses de la même façon, ailleurs. Monet l’avait compris, il a surtout étudié la peinture japonaise. Ainsi, ensuite, il n’avait plus besoin de voyager, ni de partir autre part. Un étang de nénuphars lui a suffi, pendant trente ans de sa vie, un étang de rien du tout, qui a été assez grand tout de même pour révolutionner la peinture du monde entier… Et révolutionner même plus que la peinture, Fanette. C’est tout le regard de l’homme sur la nature que Monet a révolutionné. Un regard universel. Tu comprends ? Ici, à Giverny ! À moins de cent mètres de ce champ ! Alors, quand tu prétends que Monet avait un regard de vieillard…