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Gna gna gna…

— Eh bien, moi, fuse la voix claire de Fanette, je ferai l’inverse. Je suis née ici, c’est quand même pas de ma faute ! Je commence par l’étang des « Nymphéas » et je termine par le monde ! Tu vas voir, mes « Nymphéas » seront uniques, comme Monet lui-même n’a pas osé. En arc-en-ciel !

Soudain, James se baisse vers Fanette et la prend dans ses bras.

Il est à nouveau bizarre, il a encore ce drôle d’air inquiet, un air qui ne lui ressemble pas.

— C’est sûrement toi qui as raison, Fanette. C’est toi l’artiste après tout, c’est toi qui sais.

Il me serre trop fort, il me fait mal…

— N’écoute personne d’autre que toi-même, continue James. Pas même moi. Tu vas le gagner, ce concours de la fondation Robinson, Fanette. Tu dois le gagner ! Tu m’entends, hein ? Allez, fonce, maintenant, il est tard, ta mère t’attend. N’oublie pas ton tableau !

Fanette s’éloigne dans le champ de blé. James lui crie une dernière recommandation :

— Tuer ce don en toi, ce serait le pire des crimes !

Des fois, James, il dit des trucs bizarres.

James regarde la fine silhouette courir tout en se penchant à nouveau vers sa boîte de peinture. Il attend que Fanette ait disparu derrière le pont et l’ouvre en tremblant. Il n’a rien voulu laisser paraître devant Fanette mais, maintenant, il sue à grosses gouttes. Une sorte de panique le saisit. Ses vieux doigts s’agitent malgré lui. Les charnières rouillées crissent légèrement.

James lit les lettres gravées dans le bois tendre à l’intérieur de la boîte de peinture.

Elle est à moi

Ici, maintenant et pour toujours

Les mots gravés sont suivis d’une croix, deux simples traits qui se croisent. James a bien compris qu’il s’agit d’une menace. D’une menace de mort. Il sent son vieux corps maigre être parcouru de frissons incontrôlables. Déjà, les flics qui fouillent partout dans le village à cause de ce cadavre dont on n’a pas retrouvé l’assassin, cela ne le rassure pas. Toute cette ambiance l’oppresse.

Il lit, encore et encore. Qui a pu écrire cela ?

L’écriture lui apparaît maladroite, pressée. Le vandale a dû profiter qu’il dormait pour graver cette menace morbide dans sa boîte de peinture. Ce n’est pas bien difficile. Il s’endort souvent dans le champ, au pied de ses toiles, lorsque Fanette ne vient pas le réveiller. Qu’est-ce que cela peut signifier ? Qui a pu écrire cela ? Doit-il prendre au sérieux ces menaces ?

James observe le rideau de peupliers qui ferme l’horizon de la prairie. Les lettres semblent inscrites dans son cerveau, maintenant, comme gravées sur la chair tendre de son front : Elle est à moi ici, maintenant et pour toujours. Une autre question le taraude, désormais, une question obsédante, qui l’angoisse plus encore que celle de savoir qui a proféré cette menace. Sa main s’agite de tremblements. Il serait incapable de tenir un pinceau, un couteau, n’importe quoi.

Elle est à moi ici, maintenant et pour toujours… En un manège infernal, il tourne les neuf mots dans son esprit.

À qui s’adresse cette menace ?

Il scrute les alentours comme si un monstre allait surgir d’entre les épis.

Sur qui plane le danger ?

Sur Fanette, ou sur lui ?

- 28 -

Je franchis enfin le portail du moulin. J’ai l’impression que mes genoux vont exploser. Mon bras droit également, à force de s’appuyer sur cette fichue canne. Neptune trottine à mes côtés. Pour une fois, il m’attend.

Brave chien.

Je sors mes clés.

Je repense brièvement à Patricia Morval. Je me demande comment elle a pu encaisser mes révélations sur l’assassin de son mari, tout à l’heure ? A-t-elle pu résister à la tentation de prévenir les flics ? Même s’il est trop tard, bien trop tard pour sauver qui que ce soit… Le piège s’est déjà refermé. Aucun flic n’y peut plus rien, maintenant.

Moi-même, qu’aurais-je fait à sa place ?

Je lève les yeux. Je repère la jeune Fanette au loin, qui court dans le champ et passe le pont de fer. Son Américain est resté en plein milieu des épis de blé. À tous les coups, il a encore dû lui raconter des histoires de sorcières à propos de mon moulin, du couple d’ogres, des vilains propriétaires qui n’aimaient pas Monet, qui voulaient couper les peupliers, ranger les bottes de foin, assécher l’étang aux Nymphéas, construire une usine d’amidon sur la prairie… Les sottises habituelles. L’idiot ! À son âge, effrayer les enfants avec ces légendes…

Il est là tous les jours, ce peintre américain, ce James dont personne ne connaît le nom de famille. Il se tient tous les jours à la même place, en face du moulin. Depuis toujours on dirait, comme s’il faisait partie du décor, lui aussi. Comme si un dieu artiste, là-haut, l’avait peint à son tour. Nous avait peints, tous. Jusqu’à ce que l’envie lui prenne de tout effacer. Un coup de pinceau et pfuit, plus personne !

Ce James va regarder partir Fanette, comme chaque jour, puis il va s’endormir dans le champ jusqu’à demain.

Bonne nuit, James.

- 29 -

Fanette rentre chez elle. Elle court. Ce qu’elle adore, c’est quand les réverbères dans les rues de Giverny s’allument presque sur son passage.

C’est magique !

Mais là, il est encore trop tôt. Le soleil commence à peine à se cacher. Fanette habite une petite maison qui tombe un peu en ruine, rue du Château-d’Eau. Elle s’en fiche, elle se plaint pas, elle sait bien que sa mère fait ce qu’elle peut. Elle fait des ménages, du matin au soir, chez tous les bourgeois du village.

Y en a plein !

Déjà, habiter là, au milieu du village, à cent mètres du jardin de Monet, même une maison pourrie, qu’est-ce qu’elle aurait pu espérer de plus ?

Sa mère l’accueille derrière le plan de travail de la cuisine, une simple planche de bois posée sur des briques empilées. Elle affiche un sourire las.

— Il est tard, Fanette. Tu sais bien que je ne veux pas te voir traîner dehors le soir. Surtout en ce moment, avec ce crime d’il y a quelques jours, tant que le meurtrier n’a pas été retrouvé…

Maman a toujours cet air triste et fatigué. Elle est tout le temps avec sa blouse bleue moche en train d’éplucher des légumes, de faire cuire des soupes qui durent une semaine, de dire que je ne l’aide pas assez, qu’à mon âge je devrais… Si je lui montre ma peinture, peut-être que…

— Je l’ai terminé, maman.

Fanette hisse son tableau du moulin des Chennevières à la hauteur du plan de travail.

— Plus tard, attends. J’ai les mains sales. Pose-le là-bas.

Comme d’habitude…

— Je vais en peindre un autre, de toute façon. Un « Nymphéas » ! James m’a dit que…

— C’est qui, ce James ?

— Le peintre américain maman, je t’ai déjà dit…

— Non…

Les épluchures de carottes pleuvent dans un bol de grès.

— Si !

Si si si si. Je le jure ! Tu le fais exprès, maman, c’est pas possible autrement !

— Je ne veux pas que tu traînes avec des inconnus, Fanette ! Tu m’entends ? Ce n’est pas parce que je t’élève seule que tu dois passer ton temps dehors. Et puis ne reste pas là comme une cruche, prends un couteau. Toute seule à faire la cuisine, j’en ai encore pour une heure !