Un berger allemand !
Le chien, joyeux, se frotte au jean de Sérénac.
— Tiens, fait l’inspecteur, notre premier témoin spontané…
Il se retourne vers les Givernois sur le pont.
— Quelqu’un connaît ce chien ?
— Oui, répond sans hésiter un type assez âgé en tenue de peintre, pantalon de velours et veste en tweed. C’est Neptune. Le chien du village. Tout le monde le croise, ici. Il court après les gosses du village. Les touristes. Il fait partie du paysage, pour ainsi dire…
— Viens là, mon gros, fait Sérénac en s’accroupissant à la hauteur de Neptune. Alors, c’est toi, notre premier témoin ? Dis-moi, tu l’as vu, l’assassin ? Tu le connais ? Tu passeras me voir tout à l’heure pour la déposition. Là, on a encore un peu de travail.
L’inspecteur brise une branche de saule et la lance quelques mètres plus loin. Neptune répond au jeu. S’éloigne, revient. Sylvio Bénavides observe avec étonnement le manège de son supérieur.
Enfin, Sérénac se relève. Il prend un long moment pour détailler les alentours : le lavoir en brique et torchis, juste en face du ru ; le pont sur le ruisseau et, juste derrière, cette étrange bâtisse biscornue à colombages, dominée par une sorte de tour de quatre étages, dont on peut lire le nom gravé sur le mur, Moulin des Chennevières. Il ne faudra rien négliger, note-t-il dans un coin de sa tête, on devra faire le tour de tous les témoins potentiels, même si le meurtre a sans doute été commis aux alentours de 6 heures du matin.
— Michel, fais reculer le public. Ludo, file-moi des gants en plastique, on va lui faire les poches, à notre ophtalmo, quitte à se mouiller les pieds si on ne veut pas déplacer le corps.
Sérénac fait valser ses baskets, ses chaussettes, relève son jean jusqu’à mi-mollet, enfile les gants que lui tend l’agent Maury et descend pieds nus dans le ruisseau. Sa main gauche maintient l’équilibre du corps de Morval, pendant que l’autre fouille dans sa veste. Il extirpe un portefeuille de cuir, qu’il tend à Bénavides. Son adjoint l’ouvre et vérifie les pièces d’identité.
Aucun doute, c’est bien Jérôme Morval.
La main continue d’explorer les poches du cadavre. Mouchoirs. Clés de voiture. Tout passe de main gantée en main gantée et finit dans des sachets transparents.
— Bordel. Qu’est-ce que…
Les doigts de Sérénac extirpent de la poche extérieure de la veste du cadavre un carton froissé. L’inspecteur baisse les yeux. Il s’agit d’une simple carte postale. L’illustration représente les « Nymphéas » de Monet, une étude en bleu : une reproduction comme il s’en vend des millions dans le monde. Sérénac retourne la carte.
Le texte est court, inscrit en lettres d’imprimerie. ONZE ANS. BON ANNIVERSAIRE.
Juste en dessous de ces quatre mots, une mince bande de papier a été découpée puis collée sur la carte. Dix mots, cette fois : Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure.
Bordel…
L’eau du ruisseau glace soudain les chevilles de l’inspecteur, comme deux menottes d’acier. Sérénac crie aux badauds installés en face, tassés autour du lavoir normand comme s’ils attendaient le bus :
— Il avait des gosses, Morval ? Disons, un gosse de onze ans ?
Le peintre en velours et tweed est à nouveau le plus rapide à répondre :
— Non, monsieur le commissaire. Certainement pas !
Bordel…
La carte d’anniversaire passe dans les mains de l’inspecteur Bénavides. Sérénac lève la tête, observe. Le lavoir. Le pont. Le moulin. Le village de Giverny qui se réveille. Les jardins de Monet, qu’on devine un peu plus loin. La prairie et les peupliers.
Les nuages qui s’accrochent aux coteaux boisés.
Ces dix mots qui s’accrochent à ses pensées.
Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure.
Il a soudain la conviction que quelque chose n’est pas à sa place dans ce paysage de carte postale impressionniste.
Du haut de la tour du moulin des Chennevières, je regarde les flics. Celui qui porte un pantalon de jean, le chef, a encore les pieds dans l’eau, les trois autres sont sur la berge, entourés par cette foule stupide, près d’une trentaine de personnes maintenant, qui ne ratent rien de la scène, comme au théâtre, au théâtre de rue. Au théâtre de ru, d’ailleurs, si je veux être vraiment précise.
Je souris pour moi-même. C’est idiot, vous ne pensez pas, de se faire des jeux de mots à soi-même ? Et moi, suis-je moins stupide que ces badauds parce que je suis au balcon ? À la meilleure place, croyez-moi. Voir sans être vue.
J’hésite. Je ris aussi parce que j’hésite. Nerveusement.
Que dois-je faire ?
Les flics sont en train de sortir de la camionnette blanche un grand étui de plastique, sans doute pour fourrer le cadavre dedans. La question continue de me trotter dans la tête. Que dois-je faire ? Dois-je me rendre à la police ? Dois-je dire tout ce que je sais aux flics du commissariat de Vernon ?
Les flics seront-ils capables de croire le délire d’une vieille folle ? La solution n’est-elle pas plutôt de me taire et d’attendre ? Attendre quelques jours, seulement quelques jours. Observer, jouer à la petite souris, histoire de voir comment les événements évoluent. Et puis il faudra bien aussi que je parle à la veuve de Jérôme Morval, Patricia, oui cela, bien entendu, je dois le faire.
Mais parler aux flics, par contre…
En bas, près du ruisseau, les trois agents se sont penchés et traînent jusqu’au sac le cadavre de Jérôme Morval, comme un gros morceau de viande décongelée, dégoulinant de flotte et de sang. Ils peinent, les pauvres. Ils me donnent l’impression de pêcheurs amateurs qui ont harponné un poisson trop gros. Le quatrième flic, toujours dans l’eau, les observe. D’où je suis, on dirait même qu’il se marre. Allez, d’après ce que je peux voir, au minimum il sourit.
Après tout, je me torture peut-être la cervelle pour rien, si je parle à Patricia Morval, tout le monde risque d’être au courant, c’est certain. Surtout les flics. Elle est bavarde, la veuve… Tandis que moi, je ne suis pas encore veuve, pas tout à fait.
Je ferme les yeux, peut-être une minute. À peine.
J’ai pris ma décision.
Non, je ne vais pas parler aux flics ! Je vais me transformer en souris noire, invisible. Pendant quelques jours au moins. Après tout, si les flics veulent me trouver, ils le peuvent, à mon âge, je ne cours pas bien vite. Ils n’ont qu’à suivre Neptune… J’ouvre les yeux et je regarde mon chien. Il est couché à quelques dizaines de mètres des policiers, dans les fougères, lui non plus ne rate rien de la scène du crime.
Oui, c’est décidé, je vais attendre quelques jours, le temps d’être veuve au moins. C’est la norme, non ? Le minimum de décence. Ensuite, il sera toujours temps d’improviser, d’agir, au bon moment. Selon les circonstances… J’ai lu il y a longtemps un roman policier assez incroyable. Ça se passait dans un manoir anglais, ou quelque chose comme ça. Toute l’intrigue était expliquée à travers les yeux d’un chat. Oui, vous m’avez bien entendue, d’un chat ! Le chat était témoin de tout et forcément personne ne lui prêtait attention. C’est lui qui, à sa façon, menait l’enquête ! Il écoutait, observait, fouinait. Le roman était même suffisamment bien fichu pour qu’on puisse penser qu’au final, c’était le chat l’assassin. Bon, je ne vais pas gâcher votre plaisir, je ne vous dévoile pas la fin, vous le lirez, ce bouquin, si vous en avez l’occasion… C’était juste pour vous expliquer ce que j’ai l’intention de faire : devenir un témoin de cette affaire aussi insoupçonnable que le chat de mon manoir.