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Forcément, ils regardent plutôt dans l’autre sens, vers la petite serveuse. Pas dans la direction d’une vieille souris noire.

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À travers les lunettes de soleil de l’inspecteur Sérénac, la façade de l’hôtel Baudy prend presque une teinte sépia, style Belle Epoque, et les jambes de la jolie serveuse qui traverse la rue se cuivrent de la couleur d’un croissant doré.

— OK, Sylvio. Tu me supervises à nouveau toutes les recherches le long du ru. Bien entendu, tout est parti au labo, les empreintes de pieds, la pierre, le corps de Morval… Mais on a peut-être oublié quelque chose. Je n’en sais rien, le lavoir, les arbres, le pont. Tu verras sur place. Tu fais le tour et tu regardes si tu trouves des témoins. Moi, de mon côté, je n’ai pas le choix, il faut que j’aille rendre visite à la veuve, Patricia Morval… Tu peux me briefer un peu sur ce Jérôme Morval ?

— Oui, Laur… Heu, patron.

Sylvio Bénavides sort de sous la table un dossier. Sérénac suit la serveuse des yeux.

— Tu prends un truc ? Un pastis ? Un blanc ?

— Heu non, non. Rien.

— Même pas un café ?

— Non. Non. Vous en faites pas…

Bénavides tergiverse.

— Allez, un thé…

Laurenç Sérénac lève une main autoritaire.

— Mademoiselle ? Un thé et un verre de blanc. Un gaillac, vous avez ?

Il se retourne vers son adjoint.

— C’est si difficile que ça de me tutoyer ? Sylvio, J’ai quoi ? Sept ans, dix ans de plus que toi ? On a le même grade. C’est pas parce que je dirige depuis quatre mois le commissariat de Vernon qu’il faut me servir du « vous ». Dans le Sud, même les bleus tutoient les commissaires…

— Dans le Nord, faut savoir attendre… Ça viendra, patron. Vous verrez…

— T’as sûrement raison. On va dire qu’il faut que je m’acclimate… même si putain, ça me fait drôle que mon adjoint m’appelle « patron ».

Sylvio tord ses doigts, comme s’il hésitait à contredire son supérieur.

— Si vous me permettez, je ne suis pas certain que ce soit une question de rapport nord-sud. Tenez, pour vous expliquer, mon père est à la retraite maintenant, mais entre le Portugal et la France, toute sa vie, il a construit des maisons pour des patrons plus jeunes que lui qui le tutoyaient et qu’il vouvoyait. D’après moi, ce serait plutôt une histoire, je ne sais pas, de cravate ou de bleu de travail, de mains manucurées ou de mains pleines de cambouis, vous voyez ce que je veux dire ?

Laurenç Sérénac ouvre les bras, écartant les pans de son blouson de cuir sur son tee-shirt gris.

— Sylvio, tu vois une cravate, là ? On est inspecteurs, tous les deux, putain…

Il rit franchement.

— Après tout, comme tu dis, le tutoiement, ça viendra avec le temps… Cela dit, pour le reste, change rien, j’aime bien ton côté portugais seconde génération qui se la joue modeste. Bon alors, ce Morval ?

Sylvio baisse la tête et lit studieusement ses notes.

— Jérôme Morval est un enfant du village qui a bien tracé sa route. Il a vécu à Giverny, mais sa famille a déménagé pour Paris lorsqu’il était encore gamin. Papa Morval était lui aussi médecin, généraliste, mais sans grande fortune. Jérôme Morval s’est marié assez jeune avec une dénommée Patricia Chéron. Ils n’avaient pas vingt-cinq ans. Le reste est une belle réussite. Le petit Jérôme suit des études de médecine, spécialité ophtalmologie, il ouvre tout d’abord un cabinet à Asnières, avec cinq autres collègues, puis, lorsque papa Morval meurt, il investit son pécule pour acheter seul son cabinet de chirurgien ophtalmologue dans le XVIe arrondissement. Apparemment, ça fonctionne plutôt bien. D’après ce que j’ai compris, il serait un spécialiste réputé de la cataracte et en conséquence il aurait une clientèle plutôt âgée. Il y a dix ans, retour au bercail, il achète une des plus belles maisons de Giverny, entre l’hôtel Baudy et l’église…

— Pas d’enfants ?

La serveuse dépose leur commande et s’éloigne. Sérénac coupe son adjoint juste avant qu’il ne réponde :

— Mignonne, la fille. Hein ? Jolis compas dorés sous sa jupe, non ?

L’inspecteur Bénavides hésite entre un soupir lassé et un sourire gêné.

— Oui… Non… Enfin, je veux dire, pour les Morval. Ils n’ont jamais eu d’enfants.

— Bon… Des ennemis ?

— Morval menait une vie de notable assez limitée. Pas de politique. Pas de responsabilités dans des associations ou des trucs dans le genre… Pas vraiment de réseaux d’amis… Par contre, il avait…

Sérénac se retourne brusquement.

— Tiens ! Bonjour, toi…

Bénavides sent la forme poilue se faufiler sous la table. Il soupire franchement, cette fois. Sérénac tend sa main, Neptune vient s’y frotter.

— Mon seul témoin pour l’instant, chuchote Laurenç Sérénac. Salut, Neptune !

Le chien reconnaît son nom. Il se colle à la jambe de l’inspecteur et lorgne avec envie le sucre dans la soucoupe de la tasse de thé de Sylvio. Sérénac lève son doigt vers le chien.

— Sage, hein. On écoute bien l’inspecteur Bénavides. Il n’arrive pas à placer deux phrases de suite. Alors, Sylvio, tu disais ?

Sylvio se concentre sur ses notes et poursuit d’un ton monocorde :

— Jérôme Morval avait deux passions. Dévorantes, comme on dit. Auxquelles il consacrait tout son temps.

Sérénac caresse Neptune.

— On progresse…

— Deux passions, donc… Pour faire court, la peinture et les femmes. Côté peinture, nous avons apparemment affaire à un vrai collectionneur, un autodidacte plutôt doué, avec une forte préférence pour l’impressionnisme, bien entendu. Et une lubie, d’après ce qu’on m’a dit. Jérôme Morval rêvait de posséder un Monet ! Et si possible pas n’importe lequel. Dénicher un « Nymphéas ». Voilà ce qu’il avait dans la tête, notre ophtalmologiste…

Sérénac siffle à l’oreille du chien :

— Rien que ça… Un Monet ! Même si son cabinet faisait recouvrer la vue à toutes les bourgeoises du XVIe, un « Nymphéas », ça me semble très au-dessus des moyens de notre bon docteur Morval… Deux passions, tu disais… Côté face, les toiles impressionnistes. Et le côté pile, les femmes ?

— Rumeurs… Rumeurs… Même si Morval ne se cachait qu’à moitié. Ses voisins et ses collègues m’ont surtout parlé de la situation de sa femme, Patricia. Mariée jeune. Dépendante financièrement de son mari. Divorce impossible. Condamnée à fermer les yeux, patron, si vous voyez ce que je veux dire…

Laurenç Sérénac vide son verre de blanc.

— Si ça, c’est un gaillac… lâche-t-il en grimaçant. Je vois ce que tu veux dire, mon Sylvio, et finalement, il commence à bien me plaire, ce médecin. Tu as déjà pu récupérer quelques noms de maîtresses ou de cocus au potentiel de criminels ?

Sylvio pose le thé dans sa soucoupe. Neptune le regarde avec des yeux mouillés.

— Pas encore… Mais apparemment, côté maîtresses, Jérôme Morval avait également sa quête, son obsession…

— Ah ? Une citadelle imprenable ?

— On peut dire ça comme ça… Tenez-vous bien, patron, il s’agit de l’institutrice du village. La plus belle fille du coin, à ce qu’il paraît, il s’était mis en tête de l’accrocher à son tableau de chasse.

— Et alors ?

— Et alors, je n’en sais pas plus. C’est juste ce que j’ai tiré d’une conversation avec ses collègues, sa secrétaire et trois galeristes avec lesquels il travaillait souvent… C’est la version de Morval…