— Mariée, l’institutrice ?
— Oui. À un mari particulièrement jaloux, à ce qu’il paraît…
Sérénac se retourne vers Neptune.
— On progresse, mon gros. Il est fort, Sylvio, hein ? Il a l’air un peu coincé comme ça, mais en vrai, c’est un crack, il possède un cerveau d’ordinateur.
Il se lève. Neptune décampe plus loin dans la rue.
— Sylvio, j’espère que tu n’as pas oublié tes bottes et ton filet pour barboter dans le ru de l’Epte. Moi, je vais porter mes condoléances à la veuve de Morval… 71 rue Claude-Monet, c’est bien ça ?
— Oui. Vous ne pouvez pas vous tromper. Giverny est un tout petit village construit à flanc de coteau. Il se résume à deux longues rues parallèles, la rue Claude-Monet, qui traverse tout le village, et le chemin du Roy, c’est-à-dire la route départementale en fond de vallée qui longe le ru. On peut y ajouter une série de petites ruelles qui grimpent assez raide entre les deux rues principales, et c’est tout.
Les jambes de la serveuse traversent la rue Claude-Monet et se dirigent vers le comptoir du bar. Les roses trémières lèchent les murs de l’hôtel Baudy, briques et terre cuite, telles des flammes pastel au fond d’une cheminée ensoleillée. Sérénac trouve la scène jolie.
Sylvio n’avait pas tort, le 71 de la rue Claude-Monet est sans conteste la plus belle maison de la rue. Volets jaunes, vigne vierge qui dévore la moitié de la façade, mélange savant de pierres de taille et de colombages, géraniums qui dégoulinent des fenêtres et débordent d’immenses pots de terre : une façade impressionniste par excellence. Patricia Morval doit avoir la main verte, ou au moins savoir diriger une petite armée de jardiniers compétents. Ça ne doit pas manquer, à Giverny.
Une cloche de cuivre pend à une chaîne devant un portail en bois. Sérénac l’agite. À peine quelques secondes plus tard, Patricia Morval apparaît derrière la porte de chêne. Visiblement, elle l’attendait. Le policier pousse le portail pendant qu’elle s’efface pour le laisser entrer.
L’inspecteur Sérénac apprécie toujours ce moment précis dans une enquête. La première impression. Ces quelques instants de psychologie pure à saisir sur le vif. À qui a-t-il affaire ? À une amoureuse désespérée ou à une bourgeoise sèche et indifférente ? À une amante foudroyée par le destin ou à une veuve joyeuse ? Riche, maintenant. Libre, enfin. Vengée des frasques de son mari. Feint-elle ou non la douleur du deuil ? Dans l’instant, il n’est pas facile de se faire une idée, les yeux de Patricia Morval sont dissimulés derrière de grosses lunettes de verre épais qui délavent des pupilles rougies…
Sérénac pénètre dans le couloir. Il s’agit en fait d’un immense vestibule, étroit et profond. Il s’arrête soudain, stupéfait. Recouvrant la totalité des deux murs, sur une longueur de plus de cinq mètres, deux immenses tableaux de nymphéas sont reproduits dans une variation plutôt rare, dans les tons rouge et or, sans ciel ni branches de saule. D’après ce qu’en connaît Sérénac, il s’agit sans doute de la reproduction d’une toile de Monet produite pendant les dernières années de sa vie, les séries finales, après 1920. Ce n’est pas très difficile de le déduire, Monet a suivi une logique créatrice simple : resserrer progressivement son regard, éliminer le décor, le centrer sur un seul point de l’étang, quelques mètres carrés, comme pour parvenir à le traverser. Sérénac avance dans cet étrange décor. Le couloir cherche sans doute à évoquer les murs de l’Orangerie, même si on est loin ici des cent mètres de linéaires de « Nymphéas » exposés dans le musée parisien.
Sérénac entre dans une salle. Le décor intérieur est classique, un peu trop chargé de bibelots hétéroclites. L’attention du visiteur est surtout attirée par les tableaux exposés. Une dizaine. Des originaux. Pour ce qu’en sait Sérénac, il y a quelques noms qui commencent à représenter une valeur réelle, à la fois artistique et financière. Un Grebonval, un Van Muylder, un Gabar… Apparemment, Morval avait bon goût et le sens de l’investissement. L’inspecteur se dit que si sa veuve parvient à mettre à distance les vautours qui humeront l’odeur du vernis, elle sera pour longtemps à l’abri du besoin.
Il s’assoit. Patricia ne reste pas en place. Elle déplace nerveusement des objets parfaitement rangés. Son tailleur pourpre contraste avec une peau laiteuse assez terne. Sérénac lui donnerait une quarantaine d’années, peut-être moins. Elle n’est pas vraiment jolie, mais une sorte de raideur, de maintien, lui confère un certain charme. Plus classique que classe, dirait le policier. Une séduction minimale, mais entretenue.
— Inspecteur, êtes-vous absolument certain qu’il s’agisse d’un meurtre ?
Elle a dit ça d’une voix piquante, un peu désagréable.
Elle enchaîne :
— On m’a déjà raconté la scène. Un accident n’est-il pas envisageable ? Une chute sur une pierre, un silex, Jérôme se noie…
— Pourquoi pas, madame. Tout est possible, il faut attendre le rapport des médecins légistes. Mais dans l’état actuel de l’enquête, je dois vous l’avouer, l’assassinat est la piste privilégiée. De très loin…
Patricia Morval torture entre ses doigts une petite statue de Diane chasseresse posée sur le buffet. Un bronze. Sérénac reprend la direction de l’entretien. Il pose les questions, Patricia Morval répond presque par onomatopées, rarement plus de trois mots, souvent les mêmes, en variant à peine le ton. Haut dans les aigus.
— Aucun ennemi ?
— Non, non, non.
— Vous n’avez rien remarqué de particulier ces derniers jours ?
— Non, non.
— Votre maison semble immense ; votre mari habitait ici ?
— Oui… Oui. Oui et non…
Sérénac ne lui laisse pas le choix, cette fois-ci, il ne comprend pas la nuance.
— Il faut m’en dire davantage, madame Morval.
Patricia Morval découpe avec lenteur les syllabes, comme si elle les comptait.
— Jérôme était rarement là en semaine. Il possédait un appartement à côté de son cabinet, dans le XVIe. Boulevard Suchet.
L’inspecteur note l’adresse tout en se faisant la réflexion que c’est à deux pas du musée Marmottan. Sûrement pas une coïncidence.
— Votre mari dormait souvent ailleurs ?
Un silence.
— Oui.
Les doigts nerveux de Patricia Morval recomposent un bouquet de fleurs fraîchement cueillies dans un long vase aux motifs japonais. Une image tenace vient à l’esprit de Laurenç Sérénac : ces fleurs vont pourrir sur leur tige. La mort va figer ce salon. La poussière du temps va recouvrir cette harmonie de couleurs.
— Vous n’aviez pas d’enfants ?
— Non.
Un temps.
— Votre mari non plus ? Seul, je veux dire ?
Patricia Morval compense son hésitation par un timbre de voix qui baisse d’une octave.
— Non.
Sérénac prend son temps. Il sort une photocopie de la carte des « Nymphéas » trouvée dans la poche de Jérôme Morval, la retourne et la tend à la veuve. Patricia Morval est contrainte de lire les quatre mots dactylographiés : ONZE ANS. BON ANNIVERSAIRE.
— On a trouvé cette carte dans la poche de votre mari, précise l’inspecteur. Peut-être avez-vous un cousin ? Des enfants d’amis ? N’importe quel enfant auquel votre mari aurait pu destiner cette carte d’anniversaire ?
— Non, je ne vois pas. Vraiment.
Sérénac laisse néanmoins le temps de la réflexion à Patricia Morval avant de relancer :