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— Et cette citation ?

Leurs yeux glissent sur la carte et lisent les étranges mots qui suivent. Le crime de rêver je consens qu’on l’instaure.

— Aucune idée ! Je suis désolée, inspecteur…

Elle semble sincèrement indifférente. Sérénac pose la carte sur la table.

— C’est une photocopie, vous pouvez la garder, nous avons l’original. Je vous laisse réfléchir… Si quelque chose vous revient…

Patricia Morval s’agite de moins en moins dans la pièce, comme une mouche qui a compris qu’elle ne pourrait pas s’échapper de son bocal de verre. Sérénac continue :

— Votre mari a-t-il déjà eu des ennuis, d’un point de vue professionnel je veux dire ? Je ne sais pas, une opération chirurgicale qui aurait mal tourné ? Un client mécontent ? Une plainte ?

La mouche redevient soudainement agressive.

— Non ! Jamais. Qu’est-ce que vous insinuez ?

— Rien. Rien. Je vous assure.

Son regard embrasse les tableaux aux murs.

— Votre mari avait un goût certain pour la peinture. Vous pensez qu’il aurait pu être impliqué dans, comment dire, une sorte de trafic, un recel, même à son insu ?

— Que voulez-vous dire ?

La voix de la veuve monte à nouveau dans les aigus, plus désagréable encore. C’est classique, pense l’inspecteur. Patricia Morval s’enferme dans un déni d’assassinat. Admettre le meurtre de son mari, c’est admettre que quelqu’un pouvait le haïr assez pour le tuer… C’est admettre la culpabilité de son mari, en quelque sorte. Sérénac a appris tout cela, il doit mettre en lumière la face sombre de la victime sans pour autant braquer la veuve.

— Je ne veux rien dire, rien de précis. Je vous assure, madame Morval. Je cherche simplement une piste. On m’a parlé de son… disons, de sa quête… Posséder une toile de Monet… C’était…

— Parfaitement exact, inspecteur. C’était un rêve. Jérôme est reconnu comme l’un des meilleurs connaisseurs de Claude Monet. Oui, un rêve. Posséder un Monet. Il a travaillé dur pour cela. Il était un chirurgien surdoué. Il l’aurait mérité. C’était quelqu’un de passionné. Pas n’importe quelle toile, inspecteur. Un « Nymphéas ». Je ne sais pas si vous pouvez comprendre, mais voilà ce qu’il recherchait. Une toile peinte ici, à Giverny. Son village.

Profitant de la tirade de la veuve, le cerveau de Sérénac s’agite. La première impression ! Depuis quelques minutes qu’il converse avec Patricia Morval, il commence à se faire une idée sur la nature de ce deuil. Et contre toute attente, cette impression penche de plus en plus vers le versant de la passion enflammée, celui de l’amour foudroyé, plutôt que vers le versant fané, à l’ombre, celui de l’indifférence de la femme délaissée.

— Je suis désolé de vous ennuyer ainsi, madame Morval. Mais nous visons le même but, découvrir le meurtrier de votre mari. Je vais devoir vous poser des questions… plus personnelles.

Patricia Morval semble se figer dans la pose du nu peint par Gabar, sur le mur opposé.

— Votre mari ne vous a pas toujours été, disons… fidèle. Pensez-vous que…

Sérénac perçoit l’émoi de Patricia. Comme si en elle des larmes intimes tentaient d’éteindre l’incendie dans son ventre.

Elle le coupe :

— Nous nous sommes connus très jeunes, mon mari et moi. Il m’a fait la cour longtemps, très longtemps, à moi et à d’autres. J’ai mis beaucoup d’années avant de lui céder. Jeune, il n’était pas ce genre de garçon qui fait rêver les filles. Je ne sais pas si vous voyez ce que je veux vous expliquer. Il était sans doute un peu trop sérieux, un peu trop ennuyeux. Il… il manquait de confiance avec le sexe opposé. Ces choses-là se sentent. Ensuite, avec le temps il est devenu beaucoup plus sûr de lui, beaucoup plus séduisant aussi, beaucoup plus intéressant. Je pense, inspecteur, que j’y suis pour beaucoup. Il est devenu plus riche, également. Jérôme, à l’âge adulte, avait quelques revanches à prendre sur les femmes… Sur les femmes, monsieur l’inspecteur. Pas sur moi. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre.

Je l’espère, pense Sérénac tout en se disant qu’il lui faudrait des noms, des faits, des dates.

Plus tard…

Patricia Morval insiste :

— J’attends de vous du tact, inspecteur… Giverny est un petit village d’à peine quelques centaines d’habitants. Ne tuez pas Jérôme une seconde fois. Ne le salissez pas. Il ne méritait pas ça. Surtout pas ça.

Laurenç Sérénac hoche la tête dans une posture rassurante.

Les premières impressions… Il s’est désormais forgé sa conviction. Oui, Patricia Morval aimait son Jérôme. Non, elle ne l’aurait pas tué pour son argent.

Mais par amour, va savoir…

Un dernier détail le frappe, ce sont les fleurs dans le vase japonais qui l’ont convaincu : le temps s’est arrêté dans cette maison. La pendule s’est brisée hier ! Dans ce salon, chaque centimètre carré transpire encore des passions de Jérôme Morval. De lui seul. Et tout restera ainsi, pour l’éternité. Les tableaux ne seront plus jamais décrochés. Les livres dans les rayons de la bibliothèque plus jamais ouverts. Tout demeurera inerte, comme un musée désert en hommage à un type que tout le monde a déjà oublié. Un amateur d’art qui ne léguera rien. Un amateur de femmes que sans doute aucune ne pleurera. À l’exception de la sienne, celle qu’il délaissait.

Une vie à accumuler des reproductions. Sans descendance.

La lumière de la rue Claude-Monet saute au visage de l’inspecteur. Il attend moins de trois minutes, Sylvio surgit au bout de la rue, sans bottes aux pieds mais le bas de pantalon souillé de terre. Ça amuse Sérénac. Sylvio Bénavides est un chic type. Sans doute beaucoup plus malin que son côté méticuleux ne veut le laisser paraître. Derrière ses lunettes de soleil, Laurenç Sérénac prend le temps de détailler la fine silhouette de son adjoint dont l’ombre s’allonge sur le mur des maisons. Sylvio n’est pas à proprement parler maigre. Étroit serait plus exact, puisque paradoxalement un embonpoint naissant se devine sous sa chemise à carreaux boutonnée jusqu’au cou et serrée dans son pantalon de toile beige. Sylvio serait plus large de profil que de face, s’amuse Laurenç. Un cylindre ! Cela ne le rend pas laid, bien au contraire. Cela lui donne une sorte de fragilité, une taille de jeune tronc d’arbre, lisse et souple, comme capable de plier sans jamais rompre.

Sylvio s’approche, le sourire aux lèvres. En définitive, ce que Laurenç aime le moins chez son adjoint, du moins physiquement, c’est cette manie qu’il a de plaquer ses cheveux courts et raides à l’arrière, ou sur le côté, en une raie de séminariste. À tous les coups, une simple coupe à la brosse suffirait à le métamorphoser. Sylvio Bénavides s’arrête devant lui et pose ses deux mains sur ses hanches.

— Alors, patron… La veuve ?

— Très veuve ! Très très veuve. Et ton boulot d’expertise ?

— Rien de neuf… J’ai discuté avec quelques voisins qui dormaient le matin du meurtre et qui ne savent rien. Pour les autres indices, on verra. Tout est sous verre et plastique… On rentre au bercail ?

Sérénac consulte sa montre. Il est 16 h 30.

— Oui… Enfin, toi seulement. Moi, j’ai un rendez-vous à ne pas manquer…

Il précise, devant l’attitude étonnée de son adjoint :

— Je ne voudrais pas manquer la sortie des classes.

Sylvio Bénavides pense avoir compris.

— À la recherche d’un enfant de onze ans qui fêterait bientôt son anniversaire ?

Sérénac cligne un œil complice vers Sylvio.

— On va dire ça… Et puis aussi un peu pour découvrir ce joyau de l’impressionnisme, cette institutrice aussi convoitée par Jérôme Morval qu’une toile de Monet.