J’attends l’autocar sous les tilleuls de la petite place de la mairie et de l’école. C’est le coin le plus ombragé du village, juste quelques mètres au-dessus de la rue Claude-Monet. Je suis quasiment seule. Vraiment, ce village est devenu étrange : quelques mètres, un simple bout de rue suffisent pour passer de la cohue des files d’attente des musées ou des galeries de peinture prises d’assaut aux ruelles désertes d’un village de campagne.
L’arrêt de bus est devant l’école, ou presque. Les enfants jouent dans la cour, derrière le grillage. Neptune se tient un peu plus loin, sous un tilleul, il attend avec impatience qu’on libère les enfants en cage. Il adore ça, Neptune, courir derrière les gosses.
Juste en face de l’école communale, ils ont installé l’atelier de l’Art Gallery Academy. La devise est peinte en énorme sur le mur : observation avec imagination. Tout un programme ! À longueur de journée, un régiment de retraités claudicants, coiffés de canotiers ou de panamas, quitte la galerie et se disperse dans le village. À la recherche de l’inspiration divine ! Ils sont impossibles à rater dans le bourg, avec leur badge rouge et leur caddie de grand-mère pour pousser leur chevalet.
Vous ne trouvez pas cela ridicule, vous ? Il faudra un jour qu’on m’explique pourquoi le foin d’ici, les oiseaux dans les arbres ou l’eau de la rivière n’ont pas la même couleur qu’ailleurs dans le monde.
Ça me dépasse. Je dois être trop stupide pour comprendre, je dois avoir vécu ici trop longtemps. C’est sûrement cela, comme quand on vit trop longtemps à côté d’un très bel homme. En tous les cas, ces envahisseurs-là ne repartent pas comme les autres à 18 heures, avec les autocars. Ils trament jusqu’à la nuit tombante, dorment sur place, sortent à l’aube. Ils sont américains, pour la plupart. Je ne suis peut-être qu’une vieille qui observe tout ce cirque à travers sa cataracte, mais vous ne m’empêcherez pas de penser qu’un tel défilé de vieux peintres devant l’école, ça finit par influencer les enfants du village, ça finit par leur mettre des idées dans la tête ? Vous n’êtes pas d’accord ?
L’inspecteur a repéré Neptune sous le tilleul. Décidément, ils ne se quittent plus, ces deux-là ! Il le taquine dans un mélange de lutte joyeuse et de caresses. Moi, je reste en retrait sur mon banc, comme une statue d’ébène. Ça peut peut-être vous paraître étrange qu’une vieille femme comme moi se balade comme ça en plein Giverny et que personne ou presque ne la remarque. Encore moins les flics. Je vais vous dire, faites l’expérience. Installez-vous au coin d’une rue, n’importe laquelle, un boulevard parisien, la place de l’église d’un village, ce que vous voulez, juste un endroit où il y a du monde. Arrêtez-vous quoi, dix minutes, et comptez les gens qui passent. Vous serez sidérés par le nombre de personnes âgées. À tous les coups, elles seront plus nombreuses que les autres. D’abord parce que c’est comme ça, on nous en rabâche les oreilles, il y a de plus en plus de vieux dans le monde. Ensuite parce que les personnes âgées n’ont que ça à faire, de traîner dans la rue. Et puis enfin surtout parce qu’on ne les remarque pas, c’est comme ça. On va se retourner sur le nombril à l’air d’une fille, on va se pousser devant le cadre sup qui presse le pas ou la bande de jeunes qui occupe tout le trottoir, on va laisser traîner l’œil sur la poussette, le bébé dedans et la maman derrière. Mais un vieux ou une vieille… Ils sont invisibles. Justement parce qu’ils passent si lentement qu’ils font presque partie du décor, comme un arbre ou un réverbère. Si vous ne me croyez pas, faites l’essai. Arrêtez-vous, rien que dix minutes. Vous verrez.
Enfin, pour en revenir à notre affaire, et puisque j’ai le privilège de voir sans être vue, je peux vous l’avouer, il faut bien reconnaître qu’il a un charme fou, ce jeune flic, avec son cuir coupé court, ce jean moulant, cette barbe naissante, ses cheveux fous et blonds comme un champ de blé après l’orage. On peut comprendre qu’il s’intéresse davantage aux institutrices mélancoliques qu’aux vieilles folles du village.
Après une longue dernière caresse, Laurenç Sérénac laisse Neptune et marche vers l’école. Lorsqu’il parvient à dix mètres de la porte, une vingtaine d’enfants passent devant lui en criant, tous âges confondus. Comme s’il les faisait fuir.
Les fauves sont libérés.
Une fillette d’une dizaine d’années court en tête, couettes au vent. Neptune lui emboîte le pas, comme mû par un ressort. Tous suivent, dévalent la rue Blanche-Hoschedé-Monet et se dispersent rue Claude-Monet. Aussi soudainement qu’elle s’est animée, la place de la mairie redevient silencieuse. L’inspecteur avance encore de quelques mètres.
Longtemps après, Laurenç Sérénac repensera à ce miracle. Toute sa vie. Il pèsera chaque son, les cris des enfants qui s’évanouissent, le bruit du vent dans les tilleuls ; chaque odeur, chaque éclat de lumière, la blancheur des pierres de la mairie, le volubilis agrippé le long de la rampe des sept marches sur le perron…
Il ne s’y attendait pas. Il ne s’attendait à rien.
Longtemps après, il comprendra que c’est un contraste qui l’a foudroyé, un infime contraste, à peine quelques secondes. Stéphanie Dupain se tenait devant la porte de l’école et ne l’avait pas vu. Un instant, Laurenç attrapa son regard envolé vers les enfants qui s’enfuyaient en riant, comme s’ils emportaient dans leur cartable les rêves de leur maîtresse.
Une mélancolie légère, comme un papillon fragile.
Puis, juste après, Stéphanie aperçoit le visiteur. Immédiatement, le sourire s’affiche, les yeux mauves pétillent.
— Monsieur ?
Stéphanie Dupain offre à l’inconnu sa fraîcheur. Une immense bouffée de fraîcheur, jetée aux quatre vents, aux paysages des artistes, à la contemplation des touristes, aux rires des gosses sur les bords de l’Epte. Dont elle ne garde rien pour elle. Don absolu.
Oui, c’est ce contraste qui troubla à ce point Laurenç Sérénac. Cette mélancolie polie. Dissimulée. Comme s’il avait entraperçu, l’espace d’un instant, la caverne d’un trésor et qu’il n’aurait plus d’autre obsession que d’en retrouver l’entrée.
Il bredouille, souriant à son tour :
— Inspecteur Laurenç Sérénac, du commissariat de Vernon.
Elle tend une main fine.
— Stéphanie Dupain. Unique institutrice de l’unique classe du village…
Ses yeux rient.
Elle est jolie. Plus que cela, même. Ses yeux pastel aux teintes de nymphéas épousent toutes les nuances de bleu et mauve, selon le soleil. Ses lèvres rose pâle paraissent maquillées à la craie. Sa petite robe légère dévoile des épaules nues presque blanches. Une peau de faïence. Un chignon un peu fou emprisonne ses longs cheveux châtain clair.
Une fantaisie retenue.
Jérôme Morval avait décidément un goût sûr, pas seulement pour la peinture.
— Entrez. Je vous en prie.
La douceur de l’école contraste avec la chaleur de la rue. Lorsque Laurenç pénètre dans la petite classe et observe la vingtaine de chaises derrière les tables, il ressent une sorte de trouble agréable face à cette intimité soudaine. Son regard glisse sur d’immenses cartes exposées au mur. La France, l’Europe, le monde. De jolies cartes, délicieusement anciennes. Les yeux de l’inspecteur s’arrêtent soudain sur une affiche, près du bureau.
Concours Peintres en herbe
International Young Painters Challenge
Fondation Robinson
Brooklyn Art School and Pennsylvania Academy of the Fine Arts in Philadelphia