— Vous préféreriez qu’on attende… Vous avez peut-être raison. Nous devrions montrer cela à des universitaires de Madrid. Il n’y a qu’un seul manuscrit connu de Colomb, une carte tracée à la plume qui figure dans la collection des ducs d’Albe. Je l’ai vue autrefois au palais de Liria. C’est l’unique original. J’ai regardé sur Internet, je ne suis pas archiviste paléographe, mais la similitude est frappante. Il a écrit “Hispaniola” exactement de la même manière.
— Est-on certain pour autant, demande Hélène, que ce document soit authentique ?
— Évidemment pas. Mais cela, je peux le dire. C’est intéressant de raconter la vie de nos collections, de montrer qu’on a encore bien des découvertes à faire… »
Plusieurs points restent obscurs, et tous s’accordent à le reconnaître. La collection de livres et de documents anciens, de photographies et de cartes réunie par Roland Bonaparte est considérable. Cela n’explique pas comment un document de cette importance a pu demeurer ignoré, non publié, inconnu, alors qu’il a été retranscrit mot à mot.
« Il a même été intentionnellement caché, dit Dominique. Une enveloppe collée parmi les clichés des plages corses, c’est exactement comme s’il avait voulu qu’on ne le retrouve pas. Le meilleur moyen de planquer un livre dans une bibliothèque bien tenue, c’est de le placer dans un rayonnage où il n’a rien à faire. On peut l’ignorer pendant cent ans. C’est ce qui est arrivé. Mais pourquoi ? Et que faisait-il là, ce fragment de journal ? Jamais Roland Bonaparte‚ semble-t-il‚ ne s’est intéressé à l’aventure de la découverte de l’Amérique.
— Le style correspond à ce qu’on connaît du journal de bord du premier voyage. C’est bien le Colomb de 1492. Celui qui décrit avec émerveillement les premiers indigènes, qui s’intéresse à leurs coutumes, à leurs armes, qui note le nom de chacun des oiseaux qu’il voit… »
C’est à cet instant que Jérôme est devenu livide. Il a regardé toutes les personnes présentes, et ses yeux demandaient le silence. Tous l’ont entendu dire :
« Je suis corse.
— Oui, Jérôme, merci, nous le savons. Corse et bibliophile, dit Stéphane.
— En vacances, quand j’avais l’âge de cette petite fille espagnole, vers treize ans, j’avais une passion…
— Les éditions originales de Proust, déjà ?
— Avec mes cousines, en vacances, je photographiais les oiseaux.
— Jérôme, vous vous sentez bien ? Vous voulez qu’on ouvre une fenêtre ? »
UN VOYAGE DANS L’AUTRE SENS
« Tu l’as recopié, ce texte, Alina ? Tu crois qu’il a vraiment été écrit par Christophe Colomb ? »
Elle n’y tenait plus, dans la bonne odeur de réglisse et d’amande, au milieu des gâteaux du salon de thé, elle a fini par tout dire. La pâtisserie chaude, à son âge, c’est encore la plus efficace des substances hallucinogènes. Quelle importance ? Dans deux heures, le président du musée allait tout expliquer au public, avant le vernissage. Elle a sa place réservée, au premier rang, lui a dit Dominique, sa nouvelle amie conservatrice. Tante Augustine pour une fois n’est pas le moins du monde contrariée, très contente de voir que sa nièce et sa vieille amie de l’École du Louvre se sont bien entendues.
« Non, je n’avais pas le droit ! Je me suis contentée de noter dans mon carnet les mots que je ne comprenais pas. J’étais la traductrice du document, la première, vous comprenez.
— Montre.
— Il n’y en a pas beaucoup. Deux seulement. “Spatule” et “sitelle”.
— Spatule, c’est facile, il y en a en cuisine ici. Sitelle ?
— C’est un oiseau. Aux plumes grises et bleues, avec‚ si je me souviens bien‚ « un ventre d’un blanc sans éclat », ils ont beaucoup apprécié ma traduction, Dominique me l’a redit.
— On a encore le droit de te parler malgré tout ?
— Colomb aimait‚ paraît-il‚ beaucoup les oiseaux. C’était très utile pour lui. Il les observait. Sur la Santa María, il n’arrêtait pas de regarder le ciel, il se demandait s’ils n’apportaient pas avec eux des petites brindilles. Le signe que la terre était proche. »
Jane a sorti son téléphone de sa poche, pendant qu’Arthur et Alina parlaient. Elle a tapé « sitelle » et elle a vu apparaître un tableau comparatif complet de cette espèce d’oiseau, de toutes les couleurs, avec des variétés diverses selon les régions du monde. Elle a tendu le téléphone à Arthur pour qu’il regarde cela lui aussi.
Dans le bureau du président, personne ne sait plus quoi dire. Jérôme parle comme un automate :
« La sitelle dont parle Christophe Colomb a été décrite scientifiquement bien après lui, mais elle existe depuis des siècles. Dans mon île, elle est très connue, c’est même un sujet de fierté, parce que les ornithologues l’ont baptisée “sitelle corse”. C’est un petit oiseau endémique, comme on dit, qui niche dans les pins. Elle ne se trouve que là.
— Qu’en Corse ?
— Avec ces couleurs-là, oui. C’est une particularité.
— La conclusion s’impose d’elle-même, alors, dit Dominique. Merci, Jérôme, vous nous avez évité le ridicule. Le document est un faux. Je dirais même un faux qui a dû être fabriqué par des Corses pour berner le prince Bonaparte, qui ne se sont pas rendu compte qu’ils décrivaient un oiseau typique de chez eux venant se nicher chez les Indiens d’Hispaniola. C’est bien imité, le parchemin est absolument d’époque, l’encre a exactement la couleur qu’il faut, j’avoue que c’est bien imaginé… »
Alina, au-dessus de sa théière fumante, a compris. Les deux messieurs de la direction du musée qui lui ont demandé de leur traduire le texte lui ont tout raconté avec beaucoup de gentillesse.
Depuis plusieurs jours, elle a tout lu au sujet de Colomb, elle sait tout. On ignore où il est né, certains le croient génois, c’est le plus probable. Mais on disait aussi qu’il était corse — d’ailleurs à l’époque la Corse appartenait à la république de Gênes. Ce qui est le plus mystérieux, dans son histoire, selon elle, c’est qu’il était très sûr de lui. Il arrive à convaincre le roi et la reine d’Espagne, on ne sait pas trop comment. On ignore ce qu’il leur a dit. Les arguments qu’il a donnés sont restés en partie un secret d’État.
Ensuite, avec ses marins, il les rassure, guidé par sa bonne étoile. Il n’hésite pas. Comme s’il connaissait déjà la route. Depuis toujours.
Alina, sur le téléphone de Jane, agrandit l’image avec ses deux doigts : « Sitelle corse, espèce endémique. » Elle vient de comprendre ce que le monde va bientôt apprendre. Elle se demande si Jane et Arthur ont déjà saisi, eux aussi.
Le texte que le prince Roland Bonaparte conservait dans son album de plages n’avait pas été caché là. Il était à sa juste place. La bonne page. Il s’agit réellement d’un texte écrit par Colomb. Mais il ne décrit pas le premier contact avec les Indiens d’Hispaniola.
Il raconte une scène qui s’est produite peut-être des années auparavant, sur une plage, mais pas au bout du monde. Une plage de son pays. Une plage corse. À l’époque où les plages étaient des déserts et où tous les Corses vivaient dans la montagne — c’est la même chose sur la Côte cantabrique, son père le lui a expliqué, personne n’allait « à la plage » autrefois… Sur ces lieux inhospitaliers se cachaient les bandits, les pirates, les proscrits… Colomb, jeune homme, avait découvert un village. Un village taïno. Un village peuplé de gens qui étaient venus sur de grands canoës. Des voyageurs qui avaient peut-être mis plusieurs générations à arriver là, toujours en se cachant, en s’arrêtant aux Canaries ou aux Açores, sur d’autres plages secrètes. Puis, ils avaient passé Gibraltar. Ils s’étaient laissés dériver.