LA CHAMBRE DES ÉCORCES
Alina entre dans « la chambre des écorces », une de ces « boîtes » dont son oncle lui a parlé. Ces bois d’eucalyptus viennent de la Terre d’Arnhem orientale. Elle en aime les dessins, elle suit les lignes blanches, les petits points, comme sur des cartes qui formeraient une géographie qui n’existe pas, avec des villes disparues et des routes qui mènent vers d’autres routes.
Dans cette chambre des écorces, elle se sent bien. Elle a trouvé un cocon, elle imagine des arbres qui l’entourent. Elle rêve d’installer son lit au milieu. Elle ne sait plus où elle se trouve. Elle a regardé sur la petite carte où est la Terre d’Arnhem. Elle a noté le nom de Karel Kupka, l’homme qui a rapporté en Europe toutes ces écorces, dont elle aimerait se faire une cabane, un abri. Elle se demande si elle serait capable de peindre comme cela : avec ces traits blancs qui sont peut-être des serpents, peut-être des fleuves, peut-être des rivages ou une forêt. Elle décorera sa chambre à Gijón avec des écorces peintes, ou ce genre de dessins, sur du papier kraft, pour se sentir chez elle. Sa chambre est si loin. Mais ici, dans cette chambre des écorces, pour la première fois, elle a l’impression de l’avoir retrouvée. Qui sont les artistes qui ont réussi toutes ces figures qui ne représentent rien ? Savaient-ils qu’ils finiraient un jour dans un musée à Paris ? Quand Alina sera grande, elle ira en Australie, elle étonnera tous ceux qui vivent là en leur disant qu’elle a peint une chambre entière, dans les Asturies, avec leurs couleurs, leurs formes, leurs traits. Elle pourrait proposer à son cousin Arthur de décorer pour commencer, pour voir ce que ça donne, les murs de sa chambre de bonne de l’avenue de La Bourdonnais. Accepterait-il ? Lui, il aime surtout l’Afrique.
Et si, dans une autre vie, se demande Alina, elle avait vécu là-bas, dans un village de cette Terre d’Arnhem ? L’Afrique ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée lui ont fait un peu peur, elle n’a pas osé se l’avouer, mais elle a regardé les vitrines en tremblant. C’était bien. Elle tremblait, mais elle restait. Elle n’allait pas partir en courant devant les visiteurs, elle aurait eu l’air ridicule, à treize ans. C’était un peu comme voir un film violent interdit aux enfants, en se disant qu’elle ne risque rien. Mais dans cette chambre des écorces, un curieux phénomène s’est produit : elle a cessé de se dire qu’elle était loin de son Espagne, que sa famille lui manquait, et que sa tante était toujours contrariée ; elle a trouvé un pays où elle se sent chez elle et qu’elle est prête à aimer, un pays immense et inattendu, dont personne ne lui avait parlé, sa terre secrète, pour plus tard.
Elle a dû prendre encore une fois un chemin de traverse, tourner autour du tambour et partir dans une autre direction : elle se retrouve en Sibérie. Cette veste de chasseur, de la population Evenk, lui plaît beaucoup. Elle entre dans une autre boîte : c’est l’Iran, avec une fenêtre en carreaux de céramique magnifiquement décorée, l’architecte a fait en sorte qu’on puisse voir le paysage de Paris, pour qu’on ne sache plus à quelle époque, ni sur quel continent on se trouve. Tous les visiteurs n’entrent pas dans les boîtes, certains hésitent, d’autres y restent pour faire des photos, pour regarder de plus près. Alina rêve devant ce palanquin de dromadaire, venu des « steppes de la Palmyrène », elle pense à la Syrie, aux images de Palmyre qu’elle a vues à la télévision.
Pour entrer en Afrique, elle choisit de s’attarder devant un grand mannequin en feuilles de palmier qu’elle n’aurait pas osé regarder si elle n’avait pas été toute seule. Il représente Gurgeycha, le « personnage principal de la fête d’Achoura », à Tabelbala, dans le Sahara algérien. Elle rit toute seule : « Poussant des cris de bouc en rut, il poursuivait les femmes du village pour leur donner des coups de baguette » — ensuite, ceux qui ont rédigé le commentaire font une comparaison avec la fête des lupercales, à Rome, dont la professeur de latin leur a parlé sans donner trop de détails, mais tout se trouve sur Internet. Un peu plus loin, c’est une tunique de mariage de Tunisie qui attire son regard, avec ses broderies de soie et ses paillettes. Les couleurs surtout lui plaisent. Elle aimerait bien se marier dans cette tenue.
Elle a presque oublié les Taïnos et le voyage vers l’Amérique. Elle aussi, partie pour découvrir ce qu’elle ne trouvait toujours pas, découvre ce qu’elle n’était pas partie chercher. Elle va vers le Mali, et s’attarde devant un long serpent sculpté, dont le nom la fait réfléchir : mère des masques. Pour commémorer les funérailles du premier ancêtre, les Dogon jouent une sorte de pièce, qui permet de revivre la révélation de la parole faite aux hommes pour qu’ils puissent raconter des histoires. C’est la cérémonie du Sigui, avec le son du rhombe et ce serpent peint en noir, blanc et rouge. Comment est-il arrivé là ? Une petite ligne sur le cartel indique : « Mission Dakar-Djibouti, collecté le 23 novembre 1931. » Elle aimerait en savoir plus sur ces aventures, ces expéditions dans le désert, ces voyages en mer, qui ont apporté à Paris tous ces trésors. Qui était ce général Dodds, qui a donné le trône du roi Ghézo, une vraie sculpture qui mélange le style du Ghana et les décors du Portugal ? Tout est expliqué : la cour de Portugal s’était exilée au Brésil, et on avait formé là-bas des artistes, qui ont influencé des artisans, parmi lesquels des esclaves africains affranchis qui s’en sont retournés, Dieu sait comment, dans leur pays d’origine, et ont continué à travailler le bois en mélangeant les traditions du pays et ce qu’ils avaient appris. Chaque objet est là pour raconter son histoire. Il y en a trop pour elle. Elle marche maintenant sans réfléchir, parmi les têtes de bronze du royaume du Bénin, des ancêtres qu’elle aurait rêvé d’avoir, avec leurs casques, leurs colliers, leurs larges bouches. Les esprits protecteurs du bassin du Congo font un peu trembler, elle passe vite — mais elle s’arrête pour dessiner devant cette statuette de reine Bamiléké du Cameroun qui penche la tête.
Elle entre dans une boîte qui ressemble à une église : le Christ, la Vierge, les saints du catéchisme, elle ne s’attendait pas à les trouver parmi toutes ces figures d’ancêtres divins, puissances des fleuves et des déserts. C’est qu’elle est en Éthiopie, où il y a des chrétiens — il faudra qu’elle dise cela à sa tante, pour l’attirer au musée. Comme hypnotisée, Alina arrive devant un masque de très grande taille, avec des mains qui ont l’air de parler, coiffé de quatre grandes plumes : c’est l’entrée dans l’Arctique, elle sent qu’elle se rapproche des Amériques, mais qu’elle va y arriver par le détroit de Béring, plutôt que par la route des caravelles. Le détroit de Béring, depuis le temps qu’on leur en parle à l’école. Les masques en bois d’Ammassalik, au Groenland, sont comiques, ils font des grimaces, c’est sans doute à cause du froid. Il y en a un qui représenterait un explorateur polaire danois nommé Ejnar Mikkelsen. Quelques mètres plus loin, elle se retrouve en plein carnaval, avec des costumes rouge et jaune, couverts de plumes et de franges d’or : c’est une fête dans la ville minière d’Oruro, dans les Andes. En rouge, c’est Lucifer, et à côté sa femme, Naupa Diablo. Il la bat sûrement. L’Amérique, ce sont aussi les Indiens des plaines et les peaux peintes avec la danse des bisons. Elle regarde bien, c’est la chasse après la danse, et il y a même un homme qui tient un fusil. Quand elle racontera cela à son cousin, il sera ravi. Il n’y a plus de boîtes, elle est passée du côté de l’autre façade, mais il lui faut un peu de temps pour s’en rendre compte. Le musée donne le tournis. Elle voit, sur un panneau, en lettres bleues : Amériques. Christophe Colomb y est cité, et elle sent tout de suite qu’elle est au bon endroit. Son oncle ne s’y est pas trompé : « Les conquêtes amorcées par Christophe Colomb bouleversent cet univers. De nombreuses sociétés sont anéanties, d’autres résistent, se replient ou intègrent des éléments culturels issus des autres continents. »