Un coup d’arquebuse finit par l’abattre… Ce fut la fin!
Cet homme, c’était François de Montmorency, qui, selon la parole donnée, avait lutté jusqu’à la mort!…
À la nuit close, des maraudeurs le trouvèrent étendu à la place même où il était tombé. L’un d’eux le reconnut, et s’apercevant qu’il vivait encore, le transporta dans le camp ennemi, où il le livra pour une somme d’argent.
C’est ainsi que Thérouanne fut prise. On sait que cette malheureuse cité, citadelle avancée de l’Artois, déjà détruite en 1513, fut cette fois complètement rasée… On sait que les rois de France ne s’occupèrent plus de la réédifier: exemple unique, dit un historien, d’une ville qui ait entièrement péri.
On sait aussi que l’Artois fut dès lors envahi et que l’armée royale éprouva une série de revers, notamment à Hesdin, jusqu’à ce qu’enfin, à la suite des succès remportés dans le Cambrésis, une paix éphémère fût signée.
Cette paix rendit du moins la liberté aux prisonniers de guerre.
François de Montmorency ne mourut pas de sa blessure. Mais longtemps, il eut à lutter contre la mort; il se rétablit enfin, et un jour, on lui annonça qu’il était libre.
Il se mit aussitôt en route avec une quinzaine de ses anciens compagnons, débris de la grande bataille livrée dans Thérouanne. Dès l’étape suivante, il envoya en avant un de ses cavaliers, en le chargeant de prévenir son frère de son arrivée.
Puis confiant, heureux, respirant à pleins poumons, souriant à l’amour, répétant tout bas le nom de la femme adorée, il continua son chemin.
Lorsqu’il aperçut enfin les tours du manoir de Montmorency, le cœur lui battit à se rompre, ses yeux se remplirent de larmes, et il s’élança au galop.
Les cloches de Montmorency sonnèrent à toute volée. L’artillerie du manoir tonna. Les gens du village et des bourgs voisins poussèrent des vivats, rassemblés sur l’esplanade d’où François, près d’un an auparavant, s’était élancé. Les hommes de la garnison présentèrent les armes. Le bailli s’avança pour lire un discours de bienvenue.
– Où est mon frère? interrogea François.
– Monseigneur, commença le bailli, c’est un bien beau jour que celui…
– Messire, dit François en fronçant le sourcil, j’entendrai votre harangue tout à l’heure. Où est mon frère?
– À Margency, monseigneur.
François éperonna son cheval, mordu au cœur par une sourde inquiétude.
Il lui sembla que sur tous ces visages en fête, il y avait comme de la crainte, ou peut-être de la pitié…
«Pourquoi Henri n’était-il pas là pour me recevoir?… Plus vite! Plus vite!…»
Dix minutes plus tard, il sautait à terre, devant la maison du seigneur de Piennes.
– Fermée! Un visage muet! Porte close! Volets tirés! Que se passe-t-il?… Holà, bon vieillard, dites-moi…
Le vieux paysan auquel François venait de parler étendit le bras dans la direction d’une maison.
– Là! vous trouverez ce que vous cherchez, monseigneur et maître!
– Maître! maître! Pourquoi maître?
– Margency n’est-il pas à vous, maintenant!…
François n’écoutait plus. Il courait. Il bondissait vers la chaumière de la vieille nourrice, frémissant, supposant déjà quelque effroyable catastrophe… Jeanne morte, peut-être!… et il arrivait, poussait violemment la porte, et un soupir et une joie infinie soulevait sa large poitrine…
Jeanne est là!…
Il tendit les bras, balbutia le nom de la bien-aimée…
Mais ses bras, lentement, retombèrent.
Pâle de bonheur, François devint livide d’épouvante.
Quoi! il arrivait! il retrouvait l’amante, la chère épousée! Et elle était là, immobile, statue de l’effroi… du remords peut-être!…
François fit trois pas rapides.
– Jeanne! répéta-t-il.
Un soupir d’agonie râla dans la gorge de la mère. Elle eut comme un sursaut de son être pour se jeter dans les bras de l’homme adoré. Son regard dément se posa sur Henri. Il avait sa toque à la main, et son bras se levait!…
– Non! non, bégaya la mère.
– Jeanne! répéta François dans un cri terrible qui déjà contenait une formidable accusation.
Et son regard, à lui aussi, se tourna vers Henri.
– Mon frère!…
Tous les deux, le frère et l’épouse gardèrent un silence effrayant.
Alors, François, d’un geste lent, croisa ses bras sur sa poitrine. D’un effort furieux, il refoula le sanglot qui voulait éclater. Et grave, solennel comme un juge, triste comme un condamné, il parla:
– Depuis un an, pas un battement de mon cœur qui ne fût pour la femme à qui librement ce cœur s’est à jamais donné, pour l’épouse qui porte mon nom. Dans les minutes de désespoir, c’est l’image adorée de cette femme qui se présentait à moi. Dans les batailles, ma pensée allait à elle. Lorsque je suis tombé, j’ai prononcé son nom, croyant que je mourais. Lorsque je me suis réveillé, captif, en proie à la fièvre, chacune de mes secondes a été un acte de foi et d’amour… Et lorsqu’une inquiétude me venait, lorsque je m’effrayais de l’avoir laissée seule, aussitôt une irrésistible consolation me venait; car mon frère, mon bon et loyal frère, m’avait juré de veiller sur elle… Or me voici…J’accours, le cœur plein d’amour, la tête enfiévrée de bonheur… et l’épouse tourne la tête… et le frère n’ose me regarder!…
Ce que souffrit Jeanne dans cette minute fut inconcevable. L’effroyable supplice dépassait les bornes de la conception humaine. Elle aimait! Elle adorait! Et pendant que son cœur la poussait aux bras de l’époux, de l’amant, ses yeux fixés sur l’infernal auteur du supplice s’attachaient invinciblement à la main qui, d’un signe, pouvait tuer sa fille! Ses oreilles entendaient la voix aimée sans en comprendre le sens, et ce qui bourdonnait dans sa tête, c’étaient les atroces paroles:
«Un mot!… et ta fille meurt!…»
Sa fille! Sa Loïse! Ce pauvre petit ange d’innocence! Cette radieuse merveille de grâce et de beauté! Quoi! égorgée! Quoi! le monstre abominable qui la tenait, qui guettait le signe fatal plongerait un couteau dans cette mignonne petite gorge tant de fois dévorée de baisers!…
Ô mère! mère douloureuse!… Comme ton silence fut sublime!…
Jeanne se tordait les mains. Une écume de sang moussait au coin de ses lèvres: la malheureuse, pour étouffer le cri de son amour, se mordait les lèvres, les lacérait, les labourait à coups de dents.
À peine François eut-il fini de parler qu’Henri se tourna à demi vers lui.
Sans quitter la fenêtre ouverte, sa main menaçante prête au funeste signal, d’une voix que sa tranquillité en cette épouvantable seconde rendait sinistre, il prononça:
– Frère, la vérité est triste. Mais tu vas la savoir tout entière.
– Parle! gronda François qui, une main dans son pourpoint, lacérait sa poitrine.