– Quoi donc? fit Henri presque railleur.
– La mort de l’homme!…
Henri tressaillit. Il pâlit un peu. Mais aussitôt une flamme étrange brilla dans ses yeux; sa tête eut un mouvement de défi.
– Tu le veux?
– Je le veux! dit François. Tu m’avais juré de veiller sur elle… oh! tais-toi!… pas de reproche, pas de récrimination de ma part! Je constate voilà tout… Mais toi, tu me dois un récit fidèle du crime et le nom du criminel!… tu me dois cela, Henri! Et au besoin, j’exige que tu parles!…
– De par ton affection de frère, ou de par ton droit seigneurial?
– Par mon droit!
– J’obéis. À peine fûtes-vous parti, monseigneur, que la demoiselle de Piennes témoigna à l’homme combien peu elle vous, regrettait!…
– L’homme!… qui?… Cela tout d’abord!… Le nom de l’homme!…
– Patience, monseigneur!… Peut-être, dès avant votre départ, l’homme avait-il partagé votre bonne fortune. Peut-être était-il plus aimé que vous! Peut-être ne voulait-elle de vous que le nom et la fortune et la puissance que vous assurait votre qualité de fils aîné! Oui, monseigneur, cela doit être!
François retira sa main de sa poitrine, pour faire un geste. Henri remarqua que les ongles de cette main étaient rouges de sang Il continua:
– Maintenant que j’y pense, monseigneur, maintenant que l’heure est venue de dire toute la vérité, je ne me contente plus de conjecturer: j’affirme… Dès avant vous, comprenez-moi bien, monseigneur, l’homme avait possédé Jeanne de Piennes… vous ne fûtes que le second!
Un rugissement gronda dans la poitrine de François. Et ce fut si terrible qu’Henri hésita.
François lui jeta un regard sanglant et dit:
– Parle…
– J’obéis, reprit Henri. Lors de votre départ, les relations entre l’homme et Jeanne de Piennes continuèrent. Ils étaient libres désormais. Jeanne avait un nom, un titre. Vous absent, le mari parti, l’amant fut heureux au-delà de tout ce que je puis vous dire… Ce furent des nuits de délices…
– Silence, misérable! hurla François à bout de forces.
– Bien. Je me tais!
– Non! non! Parle! Parle!
– J’obéis. L’homme vous tenait de près, monseigneur! le jour où il apprit votre arrivée, il fit ce que vous eussiez fait! sa passion était satisfaite; il ne voulut pas qu’une de vos maisons fût souillée plus longtemps: il chassa l’adultère; il chassa, la ribaude!
François fut saisi d’un vertige: l’abîme était plus profond, plus insondable qu’il n’avait cru. Le regard qu’il attacha sur Henri fut celui d’un fou… Et Henri, la bouche crispée, le visage convulsé par la haine, la parole sifflante, acheva:
– Il ne vous faut plus que le nom de l’homme, monseigneur mon frère? Le voici! L’amant de Jeanne de Piennes, amant avant vous, monseigneur, s’appelle Henri de Montmorency…
VII PARDAILLAN
Ce n’était pas une comédie qu’avait jouée Henri en menaçant Jeanne de faire tuer la petite Loïse: bien réellement, l’enfant était aux mains d’un homme; bien réellement, cet homme guettait le signal; bien réellement, il avait accepté de plonger sa dague dans la gorge de la pauvrette, si Henri, son maître, donnait le signal.
Cet homme était-il donc un tigre, selon l’expression même d’Henri de Montmorency?
Nous allons le présenter tel qu’il était, comme un type de l’époque: le lecteur jugera.
Il s’appelait Pardaillan, ou plutôt le chevalier de Pardaillan. Il était d’une vieille famille de l’Armagnac, qui, au XIIIe siècle, acquit la seigneurie de Gondrin, près Condom. Cette famille se divisa en deux branches. La branche aînée fournit à l’histoire quelques noms connus: une de ces descendantes fut la célèbre Montespan; le duc d’Antin, qui a donné son nom à un quartier de Paris, descendait donc de cette branche dont un autre rameau se rattacha plus tard à la famille de Comminges.
La deuxième branche demeure obscure et pauvre. Nous ne pouvons rien contre sa pauvreté; mais quant à l’obscurité, nous espérons bien qu’elle se sera dissipée aux yeux de nos lecteurs, lorsque nous aurons raconté la vie étrange, fabuleuse et prestigieuse du héros extraordinaire qui bientôt, fera son apparition dans ce récit.
Le chevalier de Pardaillan, qui nous occupe pour le moment, appartenait donc à cette branche pauvre et obscure, dédaignée, oubliée de sa branche cousine. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, un reître vieilli sous le harnais de guerre, un de ces soldats d’aventure que connaissaient toutes les routes de France et des pays voisins, toujours sous la casaque, ayant chaud et soif l’été, ayant faim et froid l’hiver, battant, battu, couturé d’entailles, une immense rapière aux talons, les yeux gris plissés, la moustache grise, la face ravinée par les pluies, cuite par le soleil, l’âme d’une prodigieuse naïveté exempte de scrupules; ni bon, ni mauvais, ne connaissant que le bon gîte et la bonne hôtesse, jurant, sacrant, taillant et frappant d’estoc et de taille, toujours à la solde du plus payant et dernier enchérisseur…
Le connétable de Montmorency [3], dans sa grande croisade au pays d’Armagnac, le ramassa, pauvre, gueux, sans sou ni maille, aux environs de Lectoure, se l’attacha, reconnut en lui une épée invincible, et le donna à son fils Henri. C’était l’usage alors, de placer près des jeunes seigneurs de vieux capitaines qui gagnaient pour eux des victoires.
Lorsque le connétable partit pour sa campagne dans l’Artois et que François de Montmorency se fut élancé vers Thérouanne, le chevalier de Pardaillan demeura au manoir près d’Henri. Dans le courant de cette année, Henri, prévoyant peut-être qu’il aurait un jour besoin d’un dévouement aveugle, s’attacha à Pardaillan, s’employa à le conquérir par des dons, par sa faveur, par toutes les caresses qui pouvaient séduire un vieux soldat: Pardaillan devint sa chose, Pardaillan se fût fait pendre pour son maître, Pardaillan n’attendait qu’une occasion de mourir pour lui!
Un jour le vieux chevalier apprit la nouvelle qui venait de se répandre dans tout le manoir: Monseigneur François de Montmorency revenait!… Monseigneur arrivait!… Monseigneur serait là le surlendemain!…
Ce surlendemain, au matin, Henri, sombre, pâle, agité, l’emmena à Margency, lui montra la maison de la vieille nourrice et lui ordonna d’enlever Loïse; une heure après, Pardaillan revenait au point où l’attendait son maître: il tenait dans ses bras la pauvre toute petite créature, si faible, si merveilleusement jolie que son vieux cœur tout racorni en éprouva une vague émotion.
Alors, Henri lui donna ses instructions que Pardaillan écouta en faisant la grimace. En même temps, il lui glissa une bague ornée d’un magnifique diamant: le prix de l’horrible meurtre convenu!
Pardaillan se posta de façon à bien voir la fenêtre d’où devait venir l’abominable signal.
Henri pénétra dans la maison et attendit le retour de Jeanne. On sait la double et dramatique scène qui se produisit…
Pardaillan vit arriver François… il demeura les yeux fixés sur la fenêtre, un peu pâle seulement, la fillette endormie dans ses bras; c’était horrible…
Quand il vit sortir François, quand il vit Henri, à son tour, quitter la maison, Pardaillan eut un vaste et profond soupir de soulagement: le signal ne viendrait plus maintenant!… Et alors, qui se fût trouvé près de lui l’eût entendu grommeler: