«Puisqu’on n’a pas voulu que je sache qui était prisonnier ici, pourquoi venir me le dire? Et puisque je le sais maintenant, pourquoi la précaution de m’obliger à rester enfermé toute la journée?… Non! ce n’est pas le roi qui est prisonnier! Et y a-t-il un prisonnier seulement?… Ce qu’il y a, d’une façon évidente et sûre, c’est qu’on me cache quelque chose… que je dois ignorer jusqu’à ce soir… et que je veux savoir tout de suite, moi!»
Cela dit, Pardaillan commença par s’assurer qu’on ne l’avait pas enfermé.
Il était libre: la porte ouvrait sur un corridor dans lequel il fit quelques pas, jusqu’au large et monumental escalier qui descendait vers la cour.
Il rebroussa chemin, persuadé qu’il serait infailliblement rencontré.
Repassant devant la porte de sa chambre, il longea le corridor dans l’autre sens et finit par se heurter à une porte qu’il ouvrit. Cette porte donnait sur un petit escalier tournant.
– Voilà mon affaire! grommela-t-il.
Et content de cette première découverte, il rentra chez lui.
La matinée se passa sans incident. Pardaillan alla et vint à petits pas, médita, siffla des airs de chasse, tambourina les vitraux de sa fenêtre, bref, s’ennuya du mieux qu’il put.
Vers onze heures, un laquais se présenta qui dressa la table et couvrit cette table des éléments d’un déjeuner plantureux accompagné de flacons de réjouissante apparence.
Tandis que l’aventurier se mettait à table et attaquait le déjeuner avec un appétit d’un estomac de vingt ans, le laquais disparut et revint quelques minutes après, porteur d’un sac d’argent.
Les magnifiques dents solides et blanches du routier se découvrirent dans un large sourire.
– Oh! oh! Qu’est cela? fit-il.
– Le premier mois de monsieur l’officier que monsieur l’intendant de monseigneur m’a remis, pensant que monsieur l’officier serait peut-être désargenté par son voyage.
«Voilà un laquais d’une exaspérante politesse!» pensa Pardaillan.
– Eh bien, fit-il tout haut, monsieur l’intendant a bien pensé, a pensé juste, a pensé en digne intendant, et monsieur l’officier est satisfait. Car je suppose que monsieur l’officier, c’est moi. Mais dites-moi, mon ami; savez-vous ce que contient ce sac?
– Oui, mon officier: six cents écus.
– Six cents! Mais je ne dois en toucher que cinq cents!
– C’est vrai, mon officier, mais il y a les frais du voyage: c’est ce que M. l’intendant m’a chargé d’expliquer à monsieur l’officier.
– Cent écus pour le voyage! (Décidément, la politesse de cet homme est moins insupportable que je n’aurais cru)… Merci, mon ami. Ayez l’obligeance d’ouvrir ce sac.
– C’est fait, mon officier, dit le laquais en obéissant.
– Prenez-y cinq écus.
– C’est fait, mon officier.
– Bien, mettez-les dans votre poche. Vous irez boire à ma santé.
– Merci, mon officier, fit le laquais en saluant jusqu’à terre. Je vous promets de boire demain vos écus jusqu’au dernier sol.
– Pourquoi demain, mon ami? Pourquoi pas aujourd’hui? Sais-tu où tu seras demain? Bois, mon ami, bois dès aujourd’hui.
– Oui, mais j’ai ordre de me tenir à la disposition de monsieur l’officier toute la journée.
– Voilà ce que je voulais savoir, grommela Pardaillan. Ainsi, tu dois?…
– Ne pas quitter monsieur l’officier, servir monsieur l’officier sans m’éloigner.
– Décidément, voilà un animal qui a la politesse bien gênante, songea le routier. Mais j’y songe! fit-il tout à coup. Et mon cheval! Mon pauvre cheval! Mon ami, remets la main dans le sac.
– C’est fait, mon officier.
– Prends-y encore cinq écus.
– Je les tiens.
– Bon, tu vas me faire le plaisir d’aller immédiatement au cabaret du Veau qui tette. Le connais-tu?
– Connu. Entre la Truanderie et le Louvre.
– Justement. Tu paieras un compte d’une dizaine de livres que j’ai oublié de solder hier; le reste sera pour toi; et tu ramèneras mon cheval. Va, mon ami, va. Et quand tu rentreras, aie soin de ne pas me réveiller. Car j’ai mal dormi cette nuit, et je veux me refaire cet après-midi afin d’être gaillard et dispos pour certaine promenade que je ferai la nuit prochaine.
Le laquais ne bougea pas.
– Eh bien? fit Pardaillan.
– J’irai demain, mon officier.
– Bah! Vraiment! Et si j’ai besoin de mon cheval?
– Les écuries de monseigneur sont à la disposition de monsieur l’officier.
Pardaillan regardait déjà autour de lui pour voir s’il ne trouverait pas quelque canne à casser sur le dos du laquais lorsqu’une idée subite le calma.
Il se mit à rire; et comme son déjeuner tirait à sa fin, il versa une rasade qu’il offrit à son geôlier. Car ce laquais se trouvait bel et bien être son gardien pour toute la journée.
– Comment t’appelles-tu, mon ami? dit-il.
– Didier, pour vous servir, mon officier.
– Très bien. Didier, avale-moi ça hardiment, puisque tu ne peux aller te désaltérer au dehors.
Le laquais secoua la tête, et répondit:
– Monsieur l’intendant m’a prévenu que si j’acceptais un seul verre de vin de monsieur l’officier, je serais cassé aux gages, et peut-être quelque chose de pis encore.
«Le truand! le misérable capon qui m’assassine de sa politesse!» rugit intérieurement le routier. C’est bon, reprit-il, tu es fidèle et obéissant. Tu iras droit en paradis.
En même temps, il se leva, fit deux ou trois tours dans la chambre pendant que le laquais rangeait la table. Puis, il s’approcha de la porte qu’il ferma à double tour. Alors, il revint au laquais, et lui mettant une main sur l’épaule:
– Ainsi, tu ne dois pas me quitter de la journée? Tu vas rester là à m’ennuyer, à m’empêcher de dormir?
– Non pas, mon officier. Je dois me tenir dans le couloir, devant la porte.
– Mais enfin, s’il me plaisait de sortir d’ici, tu me suivrais donc comme mon ombre?
– Non pas, mon officier. Mais j’irais prévenir à l’instant M. l’intendant.
– Didier, mon ami, que dirais-tu si j’essayais de t’étrangler?
– Je ne dirais rien, mon officier. Je crierais, voilà tout.
Tant d’ingénuité ne suffit pas à désarmer le vieux routier, qui tenait d’autant plus à visiter l’hôtel qu’on avait pris plus de précautions pour l’en empêcher.
– Tu crierais? Non! Reste à savoir si je t’en laisserais le temps!
En même temps qu’il prononçait ces mots, Pardaillan saisit vivement son écharpe qu’il venait de dénouer et, avant que le malheureux laquais eût pu faire un geste, il la lui enroulait autour du visage et le bâillonnait solidement. Au même instant, il tira son poignard et dit froidement:
– Si tu bouges, si tu fais du bruit, tu es un homme mort.
Didier tomba à genoux et, ne pouvant parler, joignit les mains, geste qui pouvait passer pour une supplication assez éloquente, malgré le silence forcé du suppliant.