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– C’est heureux que ce signal ne m’ait pas été donné! Car j’eusse été obligé de désobéir, de me sauver, de reprendre la vie errante d’autrefois, avec une vengeance de Montmorency à mes trousses!… Et je suis bien vieux… bien las!… Allons, mademoiselle, faites la risette!… Quant au reste… ma foi, j’obéis!… Il n’y a pas de mal, je pense, à garder cette petite un mois ou deux, comme j’en ai reçu l’ordre…

Alors, très doucement, le reître enveloppa l’enfant dans un pli de son manteau et s’éloigna. Il parvint à une maison basse qui s’élevait au pied de la grande tour du manoir et entra: un petit garçon de quatre ou cinq ans courut à sa rencontre, les bras ouverts.

– Jean, mon fils, dit Pardaillan, je t’amène une petite sœur.

Et s’adressant à une paysanne qui filait au rouet:

– Eh! la Mathurine, voici une petite fille à qui il faudra donner du lait… Et puis, pas un mot, s’il vous plaît, à âme qui vive! Sans quoi… vous voyez bien cette jolie potence, là-haut sur le donjon?… Eh bien, elle sera pour vous!

Verte de peur, la servante jura d’être muette comme la tombe, prit la délicieuse petite créature dans ses bras, et s’occupa à l’instant de lui donner du lait, de l’installer…

Quant au petit garçon, il ouvrait de grands yeux pétillants d’astuce et d’intelligence. C’était un enfant admirablement bâti, dont chaque mouvement révélait la force d’un jeune loup et la souplesse d’un jeune chat.

C’était le fils du vieux routier, qui, habitant lui-même le manoir, le faisait élever dans cette chaumière où il l’allait voir tous les jours. Où Pardaillan avait-il eu ce fils? De quelle dame en mal de galanterie l’avait-il eu? C’était un mystère dont il ne parlait jamais…

Il le prit sur ses genoux, et dans son œil gris s’alluma une flamme de tendresse… Mais Jean, d’un geste volontaire, se débarrassa de l’étreinte paternelle, se laissa glisser à terre, courut à son petit lit où la Mathurine avait déposé Loïse, et saisit la frêle fillette dans ses bras nerveux.

Loïse ne pleura pas. Elle ouvrit tout grands ses doux yeux bleus. Elle eut une exquise risette… Jean trépigna, enthousiasmé:

– Oh! petit père! oh! la mignonne petite sœur!…

Pardaillan se leva brusquement, les yeux plissés, et sortit tout pensif, songeant à la mère! songeant à son désespoir, à lui, si son Jean disparaissait! Et dans ses yeux qui jamais n’avaient pleuré, quelque chose comme un brouillard humide flotta un instant…

Une heure après, Pardaillan était à Margency. Tantôt se glissant le long des haies, tantôt rampant, il s’approcha de la fenêtre, regarda, écouta.

Et ce qu’il vit lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Et ce qu’il entendit fit poindre sur ses reins cette froide sueur d’angoisse qu’il n’avait pas connue dans les batailles!

Oh! les lamentations de l’amante à son réveil! Les accès de fureur! les crises de démence où elle se maudissait de son silence, où elle voulait courir, rejoindre François, tout lui dire!…

Et aussitôt la pensée de Loïse égorgée l’arrêtait!… Si elle faisait un pas, Loïse mourait.

Et la malheureuse râlait:

– Mais j’ai obéi, moi! Je me suis tue! Je me suis assassinée!… Il m’a promis de me rendre ma fille… n’est-ce pas qu’il a juré?… Il me la rendra, dites? Loïse! Loïse!… Où es-tu?… Mon petit chérubin, tu ne mettras donc pas ce soir tes menottes adorées dans les cheveux de ta mère!… François, n’écoute pas! Il ment! Oh! le misérable lâche! Il ose toucher à cet ange! Rends-moi ma fille, truand!… À moi!… À moi!… Loïse, ô ma Loïse, ma pauvre toute petite! Tu n’entends donc pas ta mère?…

Hélas! que sont ces lignes froides et impassibles! Où est la musique qui pourra jamais traduire le douloureux lamento de la mère qui pleure son enfant perdue!…

Pardaillan, à écouter ces accents du désespoir humain dans ce qu’il a de plus auguste; à voir cette figure ravagée, sanglante d’ecchymoses, de coups d’ongles, à saisir au passage ces regards de bête qu’on tue, tantôt furieuse à faire trembler vingt hommes, tantôt pitoyable à faire pleurer des bourreaux, Pardaillan frissonna longuement, claqua des dents, rivé à sa place, épouvanté de ce qu’il avait fait!…

Enfin, il se recula d’abord doucement, puis plus vite, puis se mit à courir comme un insensé.

Lorsqu’il arriva à la chaumière de la Mathurine, il faisait nuit: c’était le moment où François et Henri, là-bas, dans la forêt, échangeaient des paroles dont chacune était un drame.

La Mathurine montra à son maître Loïse qui dormait près de son fils. Jean, de son petit bras, soutenait la tête si naïvement confiante, d’une sublime confiance, de la fillette. Alors, doucement, pour ne pas la réveiller, il la prit, l’enveloppa soigneusement, et se dirigea vers la porte. Au moment de sortir, il se retourna et d’une voix enrouée, il dit:

– Vous réveillerez Jean. Vous l’habillerez. Vous le préparerez pour un long voyage… que tout soit prêt dans une heure… Ah! vous irez dire à mon valet qu’il amène ici mon cheval tout sellé… avec mon porte-manteau…

Et Pardaillan, laissant la servante stupéfaite, reprit le chemin de Margency, avec, dans ses bras, la fille de Jeanne endormie, souriant de son divin sourire aux étoiles du ciel, et peut-être à la pensée qui faisait palpiter le vieux reître!…

Jeanne, écrasée par l’horrible fatigue de son désespoir, la tête vide, somnolait fiévreusement sur un fauteuil, des paroles confuses aux lèvres, tandis que la vieille nourrice, en pleurant, rafraîchissait son front avec des linges mouillés.

– Allons, enfant, suppliait la vieille femme, allons, pauvre chère demoiselle, il faut vous coucher… Jésus, prenez pitié d’elle et de nous tous!… Notre demoiselle va trépasser… Allons, mon enfant!…

– Loïse! murmurait la mère. Elle vient!… elle vient!…

– Pauvre martyre! Oui, oui! Elle vient, votre Loïse… Allons… laissez-moi vous coucher… venez…

– Je vous dis qu’elle vient!… Loïse! ma fille, viens endors-toi dans mes bras…

À ce moment, Jeanne s’éveilla tout à coup, avec un cri déchirant. Elle se souleva, repoussa la nourrice et bondit à la porte en hurlant:

– Loïse! Loïse!

– Folle! Jésus! Sainte Vierge! Pitié pour elle!… Folle, hélas!…

– Loïse! Loïse! répéta Jeanne d’une voix éclatante.

Et à cet instant, une grande ombre parut; Jeanne, d’un geste frénétique, lui arrachait quelque chose que cette ombre portait dans ses bras; ce quelque chose, elle l’emportait avec un mouvement de voleuse, le déposait sur le fauteuil, et elle se jetait à genoux… et déjà, sans un mot, sans une larme, sans songer à embrasser sa fille, avec la dextérité instinctive de ses mains tremblantes, elle déshabillait rapidement l’enfant…

Seulement elle bredouillait:

– Pourvu qu’elle n’ait pas de mal, à présent! pourvu qu’on ne lui ait pas fait mal… voyons ça, voyons…

En un instant, l’enfant fut toute nue, heureuse, comme les bébés, de remuer bras et jambes dans un fouillis frais et rose.