De vrai, c’était un cadavre en marche…
La nuit vint.
Panigarola jeta sur ses épaules un manteau noir et alla se faire ouvrir la porte du couvent. Le frère portier, gros moine à face rubiconde, alluma son falot et le lui remit, ainsi que la clochette.
– Vous n’avez pas peur, dit-il avec un gros rire, à vous promener ainsi dans la nuit, de rencontrer quelque loup-garou, peut-être quelque démon?
Panigarola secoua la tête.
– Moi, reprit le portier, j’en mourrais de peur… à moins que le loup-garou, démon, Belzébuth, Satan, ne prenne la forme de quelque fille accorte…
Panigarola prit silencieusement son falot et sa clochette et, tandis que, secoué encore de rire, le portier refermait soigneusement la porte du couvent, déjà, dans la rue, tintait la clochette mélancolique et se faisait entendre le cri lugubre:
– Mes frères, priez Dieu pour l’âme des trépassés!…
Panigarola franchit la Seine.
D’habitude, il allait au hasard, sans chemin convenu.
Ce soir-là, il marcha droit au Louvre et s’enfonça ensuite dans les ruelles qui enveloppaient le palais des rois…
Bientôt, il arriva rue de la Hache.
Il s’arrêta presque en face de la maison à la porte verte, sous un auvent dans l’ombre duquel il disparaissait, fantôme qui faisait corps avec la nuit ambiante.
Et il attendit.
Ce n’était pas la première fois qu’il venait se réfugier dans cette encoignure sombre. Et souvent, par les nuits sans lune, après avoir longtemps erré à travers Paris, il finissait par aboutir là, comme un oiseau nocturne qui, après avoir tracé de grands cercles, finit par se poser sur la pointe de rocher qui l’attirait, et pousse alors son cri funèbre… seulement le cri que poussait le moine ne s’entendait pas; ce n’était qu’un sanglot d’homme.
À l’ordinaire, il cherchait d’abord, en partant du couvent, à éviter les chemins qui pouvaient le ramener rue de la Hache. La plupart du temps, il y réussissait, et rentrait victorieux de lui-même, mais que de fois, aussi, après avoir longuement résisté, il arrêtait tout net son itinéraire et se rendait à son poste par les voies les plus directes!…
Alors, il finissait par se mettre à courir, et sa hâte suivait la progression de la limaille qu’attire un aimant et qui se précipite avec plus de violence en approchant du centre attractif.
Et lorsqu’il arrivait ruisselant, haletant, il se demandait avec désespoir ce qu’il était venu faire là!
Deux heures ou trois heures du matin sonnaient dans ce grand silence dont le silence nocturne du Paris moderne ne peut donner aucune idée.
Panigarola fixait des regards tantôt emplis de larmes, tantôt étincelants de haine, sur cette porte qu’il ne devait jamais franchir; alors il se comparait soi-même à quelque ange déchu qui, de loin, contemple la porte du paradis.
Et lorsqu’il sentait que l’amertume allait déborder de son cœur, lorsqu’il comprenait qu’il ne pourrait en supporter davantage, il s’en allait, secouant sa clochette, et jetant son cri comme un râle:
– Priez pour les trépassés!…
– Le trépassé, c’est moi! ajoutait-il en lui-même.
Souvent Alice de Lux dut entendre le cri et frissonner de l’accent désespéré du crieur.
Ce soir-là, comme on l’a vu, le moine se rendit tout droit à la rue de la Hache. C ’était pour lui un soulagement que d’avoir pris une résolution. Toute son énergie du temps où il appartenait au monde des vivants lui revenait, et, avec l’énergie, l’indomptable volonté de triompher.
Il déposa doucement sa clochette et son falot qu’il avait éteint en atteignant la rue de la Hache.
Ainsi, il serait libre de ses mouvements.
Panigarola était venu avec l’intention fortement arrêtée d’entrer tout de suite dans la maison. Le trajet du couvent à la rue de la Hache n’avait été qu’une suite de phrases violentes qu’il comptait jeter à Alice.
Et lorsqu’il fut arrivé, lorsqu’il se fut tapi dans son encoignure, il comprit combien lui était difficile cette chose si simple qui consistait à heurter un marteau pour se faire ouvrir une porte.
Cent fois, il fut décidé; et cent fois, au moment même où il se disait «Allons!» il se renfonça plus farouchement, plus désespérément dans l’ombre.
Comme il était là, hésitant, finissant par se demander s’il ne valait pas mieux escalader le mur ou plutôt s’en aller, la porte s’ouvrit… il y eut un chuchotement… le moine demeura pétrifié d’angoisse.
Ce qu’il redoutait se produisit: il entendit un baiser, si doux qu’eût été ce baiser.
Ce faible bruit, cet écho affaibli d’amour, retentit en lui comme un coup de tonnerre…
Il allait s’élancer…
Au même instant, l’homme s’en alla rapidement, la porte se referma…
Cet homme, c’était le comte de Marillac.
Panigarola put le suivre un instant des yeux: ce fut une rapide vision aussitôt effacée.
– L’homme qu’elle aime! gronda-t-il. Il s’en va heureux, l’âme radieuse; et moi, misérable, moi!…
Sa pensée sombra dans une sorte de balbutiement et n’acheva pas de s’indiquer.
Longtemps, figé à la même place, le moine lutta contre la douleur de la jalousie comme s’il l’eût éprouvée pour la première fois.
Enfin, après peut-être une heure d’attente, il se dirigea résolument sur la porte.
Au moment où il allait frapper, cette porte s’ouvrit de nouveau.
Panigarola n’eut que le temps de s’effacer contre la muraille.
Ce fut encore un homme qui sortit et s’éloigna rapidement: cette fois, c’était le maréchal de Damville.
Le moine ne le reconnut pas. Peut-être même ne prêta-t-il qu’une attention médiocre à ce fait qu’un homme sortait de chez Alice… après l’autre!
Il repoussa violemment la porte à l’instant où elle se refermait et entra dans le jardin.
La vieille Laura qui avait escorté Henri n’était pas femme à s’effrayer; elle s’attendait toujours à tout ce qui peut arriver à l’honnête gouvernante d’une femme telle qu’Alice de Lux. Au premier coup d’œil, elle reconnut Panigarola, et sourit; cependant, comme elle tenait à toujours avoir les apparences pour elle, – ce qui est le fond même de l’honnêteté sociale, – elle esquissa une tentative de résistance et prit la posture d’une duègne effarouchée qu’on violente et qui va crier au secours.
– Silence! dit le moine en saisissant le bras de la digne Laura.
Et certain que la gouvernante ne tenterait rien contre lui, il pénétra dans la maison que venaient de quitter l’un après l’autre le comte de Marillac et Henri de Montmorency. (On n’a pas oublié, sans doute, que le maréchal avait surpris l’entretien d’Alice et du comte; et qu’en menaçant Alice de révéler cet entretien, il avait obtenu d’elle qu’elle se constituerait la geôlière de Jeanne de Piennes et de Loïse). Après le départ du maréchal, l’espionne écrasée de honte était tombée à genoux en s’écriant: «Qui donc viendra me relever dans cet abîme d’ignominie!»
Ces paroles désespérées, Panigarola les entendit, les recueillit avidement, et il répondit: