– Il vous a échappé!
– Attendez donc! Voilà mon coquin qui franchit le fleuve.
Le maréchal respira. Pardaillan s’aperçut qu’il était, dès lors, rassuré.
– Bon! songea-t-il. La voiture n’a pas franchi les ponts. C’est toujours cela que je saurai. Alors, continua-t-il à haute voix, commence une longue chasse qui ne s’est terminée qu’au petit jour. Nous avons parcouru l’Université en tous sens. Et pour en finir, j’ai fini par acculer le gibier près de la porte Bordet. Voyant qu’il est pris, il fait face bravement et me présente sa pointe. Là dessus, je lui sers ma botte des grands jours, vous savez, monseigneur, celle que je vous enseignai jadis?… Et je le cloue du premier coup!… C’est dommage, car c’était un brave.
– Il est donc mort?
– Si bien mort que j’ai voulu lui demander qui il était et quelle méchante pensée l’avait poussé à se mettre en travers d’un homme comme vous, et qu’il ne m’a répondu que par un soupir: le dernier.
– Quel homme était-ce? demanda le maréchal. Jeune? Vieux?
– La quarantaine, barbe épaisse, tout de noir habillé comme s’il eût d’avance porté son deuil.
– Pardaillan, dit le maréchal, vous m’avez rendu un immense service. Et comme ce service n’a rien à voir avec la campagne pour laquelle je vous ai engagé, je vais donner l’ordre à mon intendant de vous compter…
– Maître Gille! fit étourdiment le routier qui se prit à sourire au souvenir du récit de son fils.
– Oui! Comment savez-vous son nom?
– Il a pris soin de me le dire. Et d’ailleurs, on ne jure que par maître Gille en cet hôtel… Vous disiez donc, monseigneur, une chose fort intéressante… que vous alliez me faire compter?
– Deux cents écus de six livres. Allez vous reposer, mon cher Pardaillan, allez…
– Un mot. Monseigneur a-t-il pu conduire son trésor à bon port?
– Certes. Grâce à vous, mon cher, et grâce à ce brave Orthès…
– Ah! M. d’Aspremont?
– Lui-même; c’est lui qui conduisait. C’est un bon compagnon, comme vous. Tachez de vous faire de lui un ami.
– On tâchera, monseigneur! répondit Pardaillan qui, ayant salué, se retira.
Le vieux routier regagna la chambre où il avait si bien bâillonné Didier le laquais, et se jeta tout habillé sur son lit: il avait, de tout temps, l’habitude de dormir botté, sanglé, quatre jours sur sept, et n’en dormait pas plus mal.
Cependant, avant de fermer les yeux, il demanda à Didier qui était attaché à son service:
– Est-ce qu’il n’y a pas dans l’hôtel un certain Gillot?
– Oui, monsieur l’officier; c’est le premier palefrenier.
– Est-ce qu’il n’y a pas aussi une certaine Jeannette?
– C’est la servante qui a soin de l’office.
– Eh bien, va me chercher Gillot et Jeannette. Je veux les voir.
Bien qu’étonné, le laquais s’empressa d’obéir; car on savait que M. de Pardaillan était du dernier mieux avec monseigneur. Dix minutes plus tard, une jeune fille, frimousse éveillée, retroussée, candide et malicieuse de petite Parisienne, entra dans la chambre et esquissa une révérence.
– C’est toi qui es Jeannette? fit Pardaillan en se mettant sur un coude.
– Oui, monsieur l’officier…
– Eh bien, je suis content de t’avoir vue. Prends ces deux écus-là, sur la cheminée, et va-t-en. Jeannette, tu es une bonne petite fille.
Si effarée et stupéfaite que fût la servante, elle n’en accepta pas moins le présent qui lui était fait si étrangement et sortit après un sourire et une révérence.
Cinq minutes après se présentait à son tour un grand benêt de garçon à tignasse jaune et sourire niais.
– Est-ce toi qui t’appelles Gillot? fit Pardaillan qui fronça le sourcil.
– Oui, monsieur l’officier! fit le palefrenier ébahi.
– Eh bien, Gillot, mon ami, je t’ai appelé pour te dire que ta tête me déplaît.
Gillot ouvrit des yeux immenses.
– Cela a l’air de t’étonner? gronda le vieux routier. Tu es bien impertinent, mon ami!
– Excusez-moi, monsieur, fit Gillot en devenant cramoisi, je ne le ferai plus.
– À la bonne heure; pour cette fois je te pardonne. Va-t-en, et n’oublie pas que je meurs d’envie de te couper les deux oreilles…
Gillot s’enfuit avec la rapidité d’une épouvante bien excusable; et Pardaillan s’endormit paisiblement.
Lorsqu’il se réveilla après quelques heures de sommeil, il apprit par Didier que le maréchal de Damville venait de partir pour le Louvre où le roi lui faisait l’honneur de le mander.
– Hum! pensa Pardaillan: voilà un honneur dont j’imagine que ce digne maréchal se passerait volontiers. De quoi peut-il être question? Bah! je le saurai…
En sautant de son lit, la première chose qu’il vit fut la pile de deux cents écus que maître Gille avait fait déposer sur la cheminée pendant qu’il dormait.
– Voilà une maison où il pleut des écus! se dit-il. Cela devient grave et nous présage une rude campagne. Prenons toujours, jusqu’à ce qu’il pleuve autre chose que des écus, alors, nous verrons!
Cela dit, le vieux routier répara le désordre de sa toilette, non sans s’être rafraîchi à grande eau; puis il entassa religieusement ses écus dans une ceinture de cuir qu’il portait autour des reins. Pardaillan, comme le sage de l’antiquité, portait toujours sa fortune avec lui, avec cette différence que la fortune de Bias consistait en philosophies de tout genre, tandis que Pardaillan n’accordait le titre de fortune qu’à cette philosophie trébuchante et sonnante qu’on appelle l’argent, et qui, après tout, est bien une philosophie comme une autre.
– Dois-je attendre le retour du maréchal? songea le routier quand il fut prêt de pied en cap; ou plutôt ne dois-je pas profiter de son absence?… Allons voir le chevalier mon fils!
Pardaillan se mit aussitôt en route vers le cabaret du Marteau qui cogne.
Chemin faisant, il se frappa le front.
– J’ai oublié que je dois aller chercher à la Devinière l’ami du chevalier… maître Pipeau!… Allons faire connaissance avec Pipeau!
Sans plus réfléchir, il bifurqua aussitôt vers l’auberge de la Devinière, qu’il atteignit au plus beau moment, c’est-à-dire à l’heure où les tables se couvraient des produits les plus succulents de maître Landry, où des fumées aux parfums excitants s’élevaient au-dessus des plats, où servantes et garçons couraient de la cuisine aux clients, où le joyeux tumulte des brocs et des gobelets emplissait la grande salle.
Le vieux Pardaillan, avec un reniflement de narines qui était un véritable hommage à l’art culinaire de Grégoire, avec un sourire non dépourvu de mélancolie, provoqué par ses souvenirs, alla s’asseoir modestement dans un coin, et toujours avec la même modestie, choisit une table où se dressait un magnifique couvert pour quatre personnes qui n’étaient pas encore arrivées.
– Cette table est retenue, monsieur! lui fit observer une jeune servante.
Pardaillan parut très étonné de l’observation et s’installa à la table en question en disant: