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– Ma chère enfant, commencez par m’apporter un flacon de Saumur, car on a soif, rien que de pénétrer ici.

La servante disparut, et quelques instants plus tard, Pardaillan vit arriver d’un air majestueux un vieux domestique qui était dans la maison comme un général des garçons et servantes.

Ce digne représentant de l’autorité de maître Landry audacieusement reniée par le nouveau dîneur, n’était autre que Lubin, ancien moine placé là pour de mystérieuses besognes auxquelles il ne comprenait rien, mais dont il profitait pour engraisser de son mieux.

– On vous dit que la table est retenue! commença Lubin d’une voix qu’il jugeait apte à faire trembler le client récalcitrant qui, pour l’instant, baissait le nez sur son assiette vide.

– Bonjour, maître Lubin! fit tout à coup le vieux routier en relevant la tête.

– Bonté divine! C’est monsieur de Pardaillan! s’écria l’ex-moine d’un accent qui voulait être très joyeux et qui n’arrivait qu’à être lugubre.

– Lui-même! fit Pardaillan. Je vois, maître Lubin, que vous recueillez avec une sévérité déplacée les amis de votre patron qui font cent lieues pour le venir voir. Vous êtes bien gras, monsieur Lubin! Vous êtes outrecuidant de graisse. Et moi qui viens de jeûner pendant des mois entiers, je vais, près de vous, paraître si maigre, si maigre, que je ne me trouverai plus moi-même en me cherchant. Aussi, disparaissez à l’instant! Et envoyez-moi votre maître…

Lubin bredouilla quelques mots d’excuse, et Pardaillan le vit traverser la salle en fendant de biais les groupes de buveur, comme un nageur qui ruse avec le flot. Bientôt, dans les cuisines de la Devinière, le bruit se répandit que M. de Pardaillan était de retour, et Landry effaré, Landry plus obèse que jamais, Landry essuya la sueur qui coulait de son front, et, la figure blafarde, les yeux rouges, s’approcha du vieux routier, qui s’écria:

– Eh quoi! cher monsieur Landry, vous pleurez? Vous avez les yeux rouges et pleins de larmes. Serait-ce la joie de me revoir?

– C’est-à-dire, bégaya Landry, c’est bien la joie, monsieur, et aussi les oignons que j’étais en train d’éplucher…

– N’importe! ne parlons que de votre joie qui me fait honneur, je vous jure.

– Elle est bien sincère, monsieur! fit Landry avec une grimace qui était tout à l’honneur du digne aubergiste, puisqu’elle prouvait qu’il savait mal mentir.

Pardaillan éclata de rire, et Landry crut devoir faire chorus.

– Est-ce que nous vous possédons pour longtemps? insinua le patron de la Devinière lorsque son hilarité se fut calmée, ce qui arriva à l’instant même où Pardaillan cessa de rire.

– Non, mon cher monsieur, dit celui-ci, je ne viens qu’en passant…

– Ah! quel malheur! s’écria Landry avec une joie qui, cette fois, était des plus sincères.

Et profitant des excellentes dispositions où il croyait voir son ancien tyran:

– Est-ce qu’on vous a prévenu, monsieur, que cette table était retenue?

– Oui, mais ce n’est pas une raison pour que je déménage: les tables sont au premier occupant… Mais enfin, pour vous faire plaisir…

– Ah! monsieur, que de bonté!…

– Mais qui doit dîner ici?

– Monsieur le vicomte Orthès d’Aspremont, dit Landry en se rengorgeant. Monsieur le vicomte traite aujourd’hui trois notables bourgeois qui sont les sieurs Crucy, Pezou et Kervier.

– Tiens! tiens! pensa Pardaillan. En ce cas, je laisse la place libre, fit-il. Seulement, mettez-moi là, tout près, ce coin-ci me plaisait… Tenez, mettez-moi dans ce petit cabinet… j’aime la solitude, moi.

– À l’instant même, monsieur! fit Landry rayonnant.

Il était dit que ce jour-là le digne aubergiste marcherait de surprise en enchantement. Car au moment où il allait se retirer pour veiller lui-même au dîner de Pardaillan, celui-ci le retint par un bras, et lui dit:

– Est-ce que je ne vous devais pas quelques pauvres écus?

– Si fait! balbutia Landry, méfiant.

– Eh bien! tout à l’heure, vous me direz à combien cela peut monter, et nous serons quittes.

En même temps, Pardaillan frappait sur sa ceinture qui rendit un son argentin. Cette fois, l’enthousiasme de l’aubergiste allait lui arracher de vraies larmes de joie, lorsque des vociférations partant des cuisines attirèrent son attention…

– Arrête! Attrape! Au voleur!

En même temps, un chien à poil roux ébouriffé se précipita comme un boulet à travers la salle, courut à la porte que Lubin ferma au moment où il allait la franchir, et vint alors se réfugier dans l’angle où se trouvaient Landry et Pardaillan. Là, le chien déposa sur les carreaux un râble de lièvre rôti, posa une patte dessus, et le nez frémissant, le regard de travers, la tête haute, attendit l’ennemi…

– Je parie que c’est là Pipeau! s’écria le vieux routier.

– Lui-même, monsieur, fit piteusement l’aubergiste. Hélas! ce râble était destiné à M. le vicomte d’Aspremont, et…

– Et aux bourgeois notables qu’il régale, c’est entendu! interrompit Pardaillan. Mais je prétends qu’on ne touche pas au chien du chevalier… je paie le râble!

La meute des garçons, aides, marmitons et cuisiniers, mise à la poursuite de Pipeau, fit demi-tour et réintégra les cuisines.

– Ce chien est le chien le plus charmant que j’aie connu, fit l’aubergiste: malheureusement, c’est un chien voleur…

– «Malheureusement» est de trop! fit Pardaillan. Et il va bien, monsieur mon fils, que vous sachiez?

– Admirablement, monsieur! Mais ne l’avez-vous donc pas vu?

– J’arrive… Allons, faites-moi servir à dîner dans ce joli petit cabinet. Et qu’on m’apporte tout en une fois… J’aime à être seul, et pas dérangé, quand j’ai bon appétit.

– À l’instant même, monsieur de Pardaillan! s’écria l’aubergiste radieux.

Quelques minutes plus tard, on servait un plantureux dîner dans le petit cabinet, et Pardaillan, ayant fermé la porte vitrée, défendit qu’on vînt le déranger.

Seul, Pipeau fut admis à l’honneur de dévorer son râble dans le cabinet où Pardaillan l’appela et où le chien, voyant qu’on ne cherchait pas à lui enlever sa prise de guerre, entra de bonne grâce.

Une fois installé dans le cabinet, Pardaillan constata trois choses. La première, c’est qu’à travers le léger rideau qui couvrait les vitraux de la porte, il pouvait voir tout ce qui se passait dans la salle qui commençait à se vider, la deuxième, c’est qu’en entrebâillant légèrement cette porte, il entendrait facilement tout ce qui se dirait à la fameuse table retenue pour M. le vicomte d’Aspremont et les trois bourgeois; la troisième, en fin, c’est que le chien qu’il regardait ronger son râble avec un réel cynisme, c’est-à-dire sans le moindre remords du vol accompli, que le chien, donc, était armé de crocs formidables.

Sa première pensée fut donc: «Il faut que je voie la figure de ces notables bourgeois qui fréquentent les officiers de M. le maréchal de Damville.» Sa deuxième: «Je suis vraiment curieux de savoir ce que ces gens ont à se dire!» Et la troisième: «Peste! Je ne voudrais pas être l’ennemi de l’ami de mon fils!»