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François mit un genou en terre.

Il s’aperçut qu’Henri vivait encore.

Brusquement, il tira sa dague, et d’un geste furieux la leva…

– Meurs, gronda-t-il, meurs, misérable!…

À cette seconde, une lueur rougeâtre éclaira le visage livide d’Henri.

– Mon frère! Mon frère! murmura François d’une voix de fou, comme si, vraiment, il eût alors seulement reconnu son frère.

D’un geste d’épouvante, il jeta loin de lui la dague qu’il tenait levée. Et tout le souvenir de la scène hideuse lui revint: ce frère!… c’était lui-même! c’était lui qui l’avait trahi! c’était lui qui l’avait torturé tout à l’heure! c’était lui qui avait proclamé sa trahison.

Il se releva et détourna la tête.

Alors il vit deux bûcherons dont la cabane s’élevait à quinze pas, et qui étaient accourus, une torche de résine à la main, attirés par le choc des épées…

Incapable de prononcer un mot, François, d’un geste tragique, leur montra le corps de son frère…!

Puis, lent et courbé, comme au moment où il était sorti de la maison de la nourrice, il s’en alla, sans hâte, sans tourner les yeux vers celui qui avait été son frère…

Deux heures plus tard, François arriva au manoir.

Le chef du poste au pont-levis jeta un faible cri de surprise et d’effroi en le voyant. Et il montra à un officier les cheveux du fils aîné du connétable.

Ces cheveux, noirs le matin, étaient maintenant tout blancs comme des cheveux de vieillard.

– Monseigneur, dit l’officier, nous avons fait préparer votre appartement, et…

– Qu’on m’amène un cheval, interrompit François d’une voix rauque à peine intelligible.

– Monseigneur ne s’arrête donc pas au manoir? demanda timidement l’officier.

– Mon cheval! répéta Montmorency en frappant du pied.

Quelques instants plus tard, un valet amenait une monture, et l’officier tenant l’étrier demandait:

– Monseigneur sera sans doute bientôt de retour!…

François sauta en selle, et répondit:

– Jamais!

Aussitôt, il rendit la main et, dès qu’il fut hors de l’enceinte, piqua furieusement et disparut.

– François! François! François!

Ce triple appel désolé, enivré, haletant, retentit à cette seconde même, et une femme apparut, tenant un enfant dans ses bras.

Mais sans doute Montmorency n’entendit pas ce cri déchirant, car il ne se retourna pas. Et le bruit du galop de son cheval s’éteignit dans le lointain.

La femme, alors, s’approcha du groupe de soldats et d’officiers éclairés par des torches, qui avaient salué le départ de leur maître et assisté avec étonnement à cette sorte de fuite.

– Où va-t-il? demanda-t-elle d’une voix brisée.

L’officier reconnut la demoiselle de Piennes. Il se découvrit et répondit:

– Qui le sait, madame!…

– Quand reviendra-t-il?…

– Il a dit: Jamais!

– Par là… où cela conduit-il?

– Route de Paris, madame.

– Paris. Bon!…

Jeanne se mit aussitôt en chemin, serrant nerveusement dans ses bras Loïse endormie.

Au moment où sa fille lui avait été rendue, Jeanne, après la première heure d’enivrement, après le départ de Pardaillan, avait pris aussitôt la route de Montmorency, toute seule avec son enfant, malgré les efforts de la vieille nourrice pour l’accompagner. Maintenant qu’elle tenait sa Loïse, on ne la lui arracherait plus, dût-elle ne jamais la quitter une seconde! Et maintenant, elle pouvait parler, dire toute la vérité à François, démasquer l’infâme!

– Cher époux!… Cher amant!… Toi pour qui je donnerais ma vie!… Comme tu as dû me maudire!… Mais ce n’est rien, cela! Comme tu as dû souffrir!… Oh! toutes les heures de mon existence consacrées à ton bonheur pour racheter cette journée où j’ai brisé ton cœur!… Moi!… moi qui t’adore!… Mais tu me comprends bien, mon François? Et tu m’approuves, n’est-ce pas?… Si j’avais dit un seul mot, ta fille mourait!… Oh! mon François! dire que tu ne sais pas! que tu ne connais pas ta fille!… Comme tu vas être heureux, mon cher époux! Comme tes chers bons yeux vont se voiler de douces larmes quand je vais te dire: «Tiens, embrasse ta petite Loïse!…»

Elle marchait, marchait vite, de plus en plus vite, vers le manoir, en bredouillant ces fiévreuses paroles et d’autres encore.

Lorsqu’elle fut à cent pas de la grande porte, elle vit un rassemblement d’hommes d’armes, des torches, un cavalier qui s’élançait au galop.

– C’est lui! c’est lui!…

Elle s’élança dans un dernier effort, mit toute son âme dans l’appel qui jaillit de ses lèvres…

Trop tard!… Trop tard de quelques secondes!…

Elle interrogea l’officier. François avait pris la route de Paris. C’est bien! Elle irait à Paris! Plus loin, s’il le fallait! Tant que ses pas pourraient la porter! jusqu’au bout de l’Île-de-France et de ces pays lointains!…

Forte de son amour d’amante et de son amour de mère, Jeanne s’enfonça dans la nuit, sous les grands arbres de la forêt, que les rafales de mars courbaient en salutations majestueuses entrevues dans l’ombre.

Une indicible exaltation la soutenait.

Elle n’avait pas peur: ni de la nuit profonde, ni des mystérieuses obscurités qu’elle côtoyait, ni des maraudeurs qui infestaient les routes et tenaient la vie humaine pour non-valeur…

Elle marchait d’un bon pas, son enfant dans les bras, et elle ne songeait même pas qu’elle n’avait pas un vêtement de rechange, qu’elle ne possédait pas un écu, qu’elle ignorait Paris… elle ne songeait à rien… elle marchait comme dans une extase, le regard brillant fixé sur l’image de l’amant.

*******

Environ une heure après le départ de François de Montmorency, des bûcherons apportèrent sur une civière le corps ensanglanté de son frère Henri. Il y eut un grand bruit, grandes allées et venues effarées dans le manoir. Henri fut porté dans son appartement, et le chirurgien du château sonda la blessure.

– Il vivra, dit-il. Mais de six mois, il ne pourra se lever d’ici.

Les bûcherons avaient reconnu François au moment du duel.

Mais l’événement leur parut si étrange et si redoutable qu’ils ne voulurent rien dire.

On supposa donc que le deuxième fils du connétable avait dû être attaqué par des routiers. Bien rares furent ceux qui, au fond de leur pensée, osèrent établir un rapprochement entre cette aventure et le départ précipité de François.

Ce fut vers la même heure que le chevalier de Pardaillan quitta Montmorency. Il ignorait ce qui venait de se passer au manoir. Mais l’eût-il su qu’il fût parti quand même. En effet, Pardaillan connaissait admirablement Henri de Montmorency, et savait qu’il n’y avait pas de pitié à attendre de lui.

– En somme, grommelait-il, en rendant l’enfant j’ai trahi mon illustre et vindicatif seigneur. Tudiable! C’est qu’il adore voir un corps se balancer au bout d’une corde, ce digne maître! Et bien que je sois gentilhomme, le drôle ne se gênerait pas pour essayer autour de mon col le chanvre neuf de la grande tour! Or çà, détalons, et tâchons de mettre en mon col et ledit chanvre un nombre respectable de toises et de lieues!