– Voilà vraiment un beau chien! dit le charcutier, qui était au fond de sa boutique.
Mais tout aussitôt, il bondit de son escabeau et s’élança en hurlant:
– Au voleur! Arrête! Arrête!…
Peine inutile! Clameurs superflues! Le «beau chien» était déjà loin et n’en courait que de plus belle.
– Mon plus beau jambonneau! constata tristement le charcutier. Ah! le misérable chien!
C’était en effet un jambonneau que Pipeau venait de saisir délicatement dans sa gueule et qu’il emportait de sa course la plus rapide. Si le charcutier avait exagéré en disant que c’était son plus beau jambonneau, il faut pourtant avouer que ledit jambonneau était de taille raisonnable et tel qu’un honnête chien ne pouvait, en somme, en souhaiter de plus appétissant…
En quelques minutes, Pipeau eut rejoint le chevalier et déboula dans ses jambes. Puis, certain de ne pas perdre son maître, il se coucha dans le sable et s’apprêta à fêter sa trouvaille ou plutôt sa prise.
Mais le vieux Pardaillan avait vu!
Il fondit sur le chien et lui arracha le jambonneau…
Et comme Pipeau le regardait d’un air d’étonnement menaçant, il lui dit:
– Je t’ai, ce matin, offert un râble de lièvre tout rôti; tu peux bien m’offrir un tiers de ton jambonneau! Voici notre dîner, mon fils:
– Je t’ai pourtant bien défendu de voler! dit gravement le chevalier à Pipeau.
Celui-ci remua doucement son bout de queue, ce qui voulait dire qu’il promettait de ne plus recommencer.
Les trois amis s’assirent sur le sable de la berge – nous voulons dire les deux hommes et le chien.
Le vieux Pardaillan tira sa dague et fit trois parts du jambonneau.
Ce fut ainsi que le chevalier et son père purent dîner ce jour-là.
Quand ils eurent fini le jambonneau, ils puisèrent de l’eau à la Seine qui coulait, claire et fraîche, et burent tous trois; les deux hommes dans le creux de leur main, le chien en lapant.
Ce repas inattendu, bien qu’il fût le produit d’un vol, restaura les deux hommes.
Leurs pensées, qui étaient au noir, s’éclaircirent quelque peu.
– Il s’agit maintenant de trouver un gîte, dit le vieux, routier.
– Un gîte! fit machinalement le chevalier.
Il baissa la tête tristement, et un soupir gonfla sa poitrine.
– Il s’agit de trouver un gîte! avait dit le vieux Pardaillan de sa voix la plus naturelle, sans nulle amertume, en homme qui a passé soixante ans sur les routes et qui tous les soirs, à la nuit tombante, s’est demandé: Où vais-je coucher?
Et il y avait dans cette indifférence toute la résignation instinctive du pauvre homme qui sait bien qu’il n’aura jamais de logis assuré, qui, toujours, sera encore trop heureux de rencontrer un chêne touffu pour se mettre à l’abri de la pluie, une bonne pierre pas trop rugueuse pour y reposer sa tête…
Mais le fils!… Ah! dans le fils s’éveillaient des pensées confuses qui n’étaient pas de son temps et qui balbutiaient:
– Hélas! Il y a donc de pauvres gens qui cherchent un gîte, alors qu’il y a tant de palais qui hérissent la ville!
Ainsi, chez le père, c’était encore la résignation du moyen âge.
Chez le fils, l’éveil de la Renaissance…
Mais – hâtons-nous d’enjamber les considérations philosophiques – ce qui attristait surtout le pauvre chevalier, c’était la poignante constatation de son infériorité sociale. Il est très vrai qu’une branche des Pardaillan faisait fortune, là-bas, en Languedoc. Il est vrai aussi que le nom était des plus honorables et des plus fiers. Mais quelle misère!…
Eh quoi! Il en était réduit à chercher un gîte, une niche! à partagé le repas volé par son chien! Il avait les poches vides, et ce serait ainsi demain et toujours?… Et il rêvait quoi? Une alliance avec la plus noble et sans doute la plus riche famille de France, les Montmorency!…
N’était-ce pas insensé! C’était à pleurer!… Et le chevalier songeait:
– Quel éclat de rire secouerait ces gens qui passent, et Paris tout entier, et la France, et le monde, si quelqu’un se mettait à crier: «Voyez-vous ce gueux qui n’a pas un sol en bourse, qui vient de dîner d’un jambonneau volé par son chien, qui ne sait quel toit l’abritera ce soir, que le guet cherche pour l’embastiller, que le bourreau attend pour le perdre ou le décapiter? Eh bien, il aime Loïse, la fille, l’héritière des Montmorency!…» Ah! quel éclat de rire!…
Et le chevalier se mit à rire, en effet.
Le vieux Pardaillan demeura d’abord stupéfait. Puis il considéra gravement son fils, et comprit à peu près ce qui se passait en son âme, car il lui mit une main sur l’épaule et lui dit:
– Courage, chevalier! Du courage, par Pilate et Barabbas! Je vois clairement ce qui vous taquine, et ce qui fait que, riant à vous démonter la mâchoire, vous avez les yeux pleins de larmes: nous sommes bien pauvres, n’est-ce pas? Eh! chevalier, pour des gens comme nous, la misère est une bonne compagnonne, une gaillarde maîtresse, une luronne qui nous donne de l’œil, du jarret et du poignet! Écoutez, chevalier: j’ai toujours haï les chiens gras, qui, attachés à l’écuelle par une bonne chaîne, vivent et meurent serfs comme ils sont nés; j’ai toujours réservé ma sympathie et mon admiration pour le renard qui ruse, la nuit, contre les forces formidables de l’homme à qui il tente d’arracher une proie; pour le loup qui, maigre et l’œil en feu, parcourt les forêts dans l’ivresse de la liberté. Regardez-moi, chevalier; je suis un de ces renards, un de ces loups. Par la mort-diable, quand j’ai ma rapière au poing, je me sens l’égal du roi! J’ai plus vécu en soixante ans de misère que telle famille de bourgeois ou de seigneurs ne vivra en plusieurs générations. Qu’est-ce que la vie, mon cher? Le vent qui souffle, la pluie qui tombe, les coteaux où mûrit la grappe, les collines où je chevauche, la terre entière, l’air que je respire, la joie d’aller, de venir, d’être un maître éphémère dans la minute qui passe, de toutes ces choses si bonnes et si belles qui sont la nature… voilà la vie, chevalier, voilà le bonheur! Tout le reste, c’est l’ignoble chaîne du chien attaché à sa triste écuelle! La ville, Paris, la vie parmi les hommes qui haïssent, et les femmes qui sourient, la vie aveugle et stupide avec son énorme labeur de chaque jour uniquement destiné à assurer l’écuelle du lendemain, ah! chevalier, ce n’est pas la vie, cela: c’est la mort dans chaque minute! Nous cherchons la pitance et le gîte… viens, chevalier, faisons-nous renards et loups… reprenons la route, la grande route ensoleillée par avril ou embuée par novembre, reprenons ensemble nos longues étapes que guide le hasard; et ainsi causant, riant ou pleurant même si cela te plaît, nous parcourrons la France, nous verrons l’Italie, l’Allemagne, le monde entier, si tel est notre bon plaisir!…
Au discours du vieux routier, le chevalier répondit en secouant la tête – non qu’il se fût fait les réflexions sans aucun doute intempestives que nous venons d’exprimer – mais simplement, il ne voulait pas quitter Paris parce que Loïse était à Paris. Du moins, il avait la conviction qu’elle y était.
– Ainsi, reprit le père, tu refuses encore de me suivre?
– Mon père, je vous l’ai déjà dit: plutôt que de quitter Paris, je mourrais.