Le comte s’inclina. Pourtant, il avait tressailli lorsque la reine avait assuré qu’elle ne voulait pas le livrer. Oh! si elle n’était pas la femme perverse qu’il croyait!… s’il pouvait l’aimer de loin, puisqu’il ne pouvait l’aimer ouvertement!
– Ensuite, continua la reine, je dois vous expliquer pourquoi je vous ai choisi de préférence à tout autre… J’eusse pu charger un de mes gentilshommes de cette mission, ou l’un de ceux du roi. Dieu merci, la cour de France possède assez de hauts personnages pour traiter avec Jeanne d’Albret… J’eusse pu, même, prier d’Andelot, le vieux capitaine d’Henri de Béarn, de me venir trouver. Je vais plus loin, et je suppose que l’amiral Coligny se fût trouvé honoré d’une pareille ambassade. Enfin, pour vous dire toute ma pensée, je crois que je ne me fusse pas adressée en vain au prince de Condé. Et à défaut de ces députés, c’est au roi de Navarre lui-même que j’eusse demandé d’être mon interprète!
Marillac qui n’avait rien redouté pour lui-même trembla lorsqu’il entendit nommer l’un après l’autre les personnages qui étaient secrètement rassemblés rue de Béthisy. La reine ne disait pas qu’elle ne les savait pas à Paris. Mais elle prononçait leurs noms avec une habile gradation, comme si elle eût voulu, d’échelon en échelon, faire monter Marillac au faîte de la terreur.
Elle comprit qu’elle avait atteint son but. Sa satisfaction se traduisit par un mince sourire, et ce sourire surpris par Déodat le glaça, toute son émotion filiale évanouie du coup; il n’y eut plus en lui que l’ami fidèle de Jeanne d’Albret, le compagnon des jeux et des guerres – autres jeux – d’Henri de Béarn.
– Oui, comte, reprenait déjà Catherine de Médicis, c’est vous seul que j’ai voulu charger des intérêts d’un État tout puissant; c’est en vos seules mains que j’ai voulu placer le salut des deux royaumes; enfin, je vous confie la solution de la redoutable querelle qui, hélas, a déjà coûté tant de sang aux hommes, tant de larmes aux mères… et je ne suis pas seulement reine; moi aussi, je suis mère!
Cette parole d’une incroyable imprudence en un tel moment provoqua chez Déodat – chez le fils! – une prodigieuse explosion de douleur intérieure. Ce sentiment fut si violent que le comte devint livide, ses jambes se dérobèrent sous lui et il fut tombé s’il ne se fût appuyé au dossier d’une chaise. Catherine, toute à sa pensée, ne s’aperçut de rien. Mais Ruggieri avait vu, lui…
– Vous souffrez, monsieur, s’écria-t-il.
– Naturellement, dit froidement le comte qui, d’un énergique effort, reprit son calme.
La reine lui jeta un regard aigu et ne vit rien d’anormal en lui. Elle eut un imperceptible haussement d’épaules à l’adresse de Ruggieri…
Nous avons dit que l’astrologue avait vu la douleur peinte sur le visage de son fils.
Cette douleur avait coïncidé avec ce mot de Catherine: Moi aussi, je suis mère!…
Ajoutons donc tout de suite: Ruggieri avait compris!…
«Il sait!…» rugit-il au fond de lui-même.
Et plus passionnément que jamais, il se mit à étudier sur la physionomie de Déodat les reflets des sentiments qui tour à tour l’agitaient, et qui s’y succédaient rapidement, comme les images des nuées qui passent se succèdent sur le miroir d’un étang…
– Je vous disais tout à l’heure, continua la reine, que je vous ai choisi parce que je sais combien Jeanne d’Albret vous aime. Ceci est insuffisant, monsieur. Je dirai plus: ce n’est qu’un prétexte pour la reine de Navarre… Je dois vous dire que je vous ai cherché, que je vous ai choisi parce que j’ai des vues sur vous…
– Des vues sur moi! s’écria le comte avec une profonde amertume dont Ruggieri saisit le sens. Aurais-je donc l’honneur d’être déjà connu de Votre Majesté?…
Un sourire livide glissa sur les lèvres de la reine lorsqu’elle répondit.
– Oui, monsieur, je vous connais… et même depuis beaucoup plus de temps que vous ne pouvez supposer…
– J’attends que Votre Majesté m’expose ses vues, dit Marillac d’une voix altérée.
– Tout à l’heure, comte. Pour le moment, je dois vous indiquer les propositions fermes et franches qu’en toute loyauté je vous charge de faire parvenir à ma cousine d’Albret. Veuillez m’écouter attentivement et noter chaque article dans votre mémoire. Ainsi, j’aurai tout fait pour la paix du monde et si quelque terrible calamité frappe le royaume, je n’en serai responsable ni devant Dieu, ni devant les rois de la terre.
Catherine parut se recueillir quelques instants; puis elle dit:
– À tort ou à raison, je suis considérée comme représentant le parti de la messe; à tort ou à raison aussi, Jeanne d’Albret est considérée comme représentant la religion nouvelle. Voici donc ce que je lui propose: une paix durable et définitive; le droit pour les réformés d’entretenir un prêtre et d’élever un temple dans les principales villes; trois temples à Paris et la liberté assurée pour l’exercice de leur culte; dix places fortes choisies par la reine de Navarre à titre de refuge et de garantie; vingt emplois à la cour réservés aux religionnaires; le droit pour eux de professer en chaire leur théologie; le droit d’accession à tous emplois aussi bien qu’aux catholiques… Que pensez-vous de ces conditions, monsieur le comte? Je vous demande votre avis personnel.
– Madame, dit Marillac, je pense que si elles étaient observées, les guerres de religion seraient à jamais éteintes.
– Bien. Voici maintenant les garanties que j’offre spontanément, car on pourrait juger insuffisantes ma parole et la signature sacrée du roi…
Marillac ne répondant pas, la reine poursuivit:
– Le duc d’Albe extermine la religion réformée dans les Pays-Bas. J’offre de constituer une armée qui, au nom du roi de France, portera secours à vos frères des Pays-Bas, et ce, malgré toute mon affection pour la reine d’Espagne et pour Philippe. Afin qu’il n’y ait point de doute, l’amiral Coligny prendra lui-même le commandement suprême et choisira ses principaux lieutenants. Que dites-vous de cela, comte?
– Ah! madame, ce serait réaliser le vœu le plus cher de l’amiral!…
– Bien. Voici maintenant la garantie dernière par où on verra éclater la sévérité de mes offres et mon ardent désir d’une paix définitive. Il me reste une fille que se disputent les plus grands princes de la chrétienté. Ma fille, en effet, c’est un gage d’alliance inaltérable. La maison où elle entrera sera à jamais l’amie de la maison de France: J’offre ma fille Marguerite en mariage au roi Henri de Navarre… Qu’en dites-vous, comte?
Cette fois, Marillac s’inclina profondément devant la reine, et répondit avec un soupir:
– Madame, j’ai entendu dire que vous êtes un génie en politique; je vois qu’on ne se trompe pas. Mais j’ajoute que bien des gens que je connais trouveraient du bonheur à aimer Votre Majesté…
– Vous croyez donc que Jeanne d’Albret acceptera mes propositions, et qu’elle désarmera…
– Devant votre magnanimité, oui, Majesté!… Elle n’eût pas désarmé devant la force et la violence. Ma reine, comme Votre Majesté, est animée d’un sincère désir de paix. Les persécutions endurées par les réformés l’ont seules jetée dans la guerre. Elle accueillera avec une joie profonde l’assurance que désormais il n’y aura plus de différence entre un catholique et un réformé…