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Marillac s’inclina profondément, admirant le calme impassible avec lequel la reine avait reçu ses propositions extraordinaires d’où dépendait le sort de son fils et de tous les protestants du royaume.

Jeanne d’Albret, avec cet accent de sensibilité qu’elle avait lorsqu’elle parlait à ceux qu’elle aimait, reprit:

– Pour le moment, laissons de côté la politique et la guerre, et parlons de vous, mon cher comte… Ainsi, vous avez vu la reine Catherine?

Cette question, elle la fit presque à voix basse, avec une ardente curiosité que dominait, qu’inspirait une grande affection. Le comte l’attendait cette question! Il comprit le sens caché des paroles de la reine, car avec un soupir et un tremblement soudain, il répondit:

– Oui, madame, j’ai vu ma mère…

Jeanne d’Albret n’eut pas un tressaillement. Elle s’attendait à la réponse comme Déodat s’était attendu à la demande.

– J’ai vu ma mère, reprit Déodat, et ma mère a reconnu en moi le fils qu’elle a abandonné…

– Êtes-vous bien sûr de cela? fit vivement Jeanne d’Albret.

– Votre Majesté va en juger. Ma mère n’a pas prononcé un mot d’affection; ma mère n’a pas eu un geste qui pût laisser supposer qu’elle me reconnaissait: ma mère n’a pas eu pour moi un regard de pitié… Bien mieux, madame, j’ai dit à ma mère que j’étais un enfant abandonné; je lui ai dit encore tout ce que j’avais souffert, tout ce que je souffrais encore!… J’ai eu un instant l’espérance folle de lui arracher un cri, ma mère a entendu mon désespoir éclater en paroles d’amertume, et aucune fibre n’a tressailli sur son visage… Tout cela est vrai, madame… et pourtant, je dis que ma mère…

Le comte s’arrêta frémissant.

– Courage, mon enfant, dit Jeanne d’Albret, courage et patience!…

– C’est fini, madame. Je ne crois pas que la reine Catherine soit autre chose pour moi qu’une reine ennemie. Mais ceci m’amène à vous parler d’une partie de l’entrevue que j’ai eue avec elle. Je n’ai parlé à Votre Majesté que des propositions que la reine-mère me chargeait de lui porter. Mais, à moi aussi, elle a fait une proposition…

– À vous, comte, s’écria Jeanne en tressaillant.

– La voici, madame: on offrirait à Sa Majesté Henri de Béarn le trône de Pologne, de façon que la Navarre se trouve sans roi…

– Et alors? dit Jeanne d’Albret qui ne put s’empêcher de froncer les sourcils.

– Alors, Majesté, si le roi votre fils acceptait de régner sur la Pologne, on mettrait un autre roi sur le trône de Navarre… et ce roi, madame… ah! c’est à peine si j’ose vous répéter ces étranges combinaisons… ce serait moi!…

Jeanne d’Albret demeura longtemps silencieuse et méditative.

Oui! comme l’avait dit le comte, c’était bien là une preuve absolue que Catherine de Médicis avait reconnu son fils en Déodat… Orgueilleuse, toute puissante sur elle-même comme elle l’était sur les autres, Catherine, sans aucun doute, avait appris que le fils qu’elle croyait mort était vivant, elle en avait été émue, mais elle avait dissimulé son émotion avec infiniment d’art puisque son fils lui-même s’y était trompé. Et pourtant cette émotion devait exister, profonde, puisque Catherine, d’un enfant trouvé, songeait à faire un roi!…

Quant à l’éventualité qu’Henri de Béarn pût aller occuper le trône de Pologne, elle résolut de ne pas s’y arrêter un instant. Certes, la Pologne était un beau royaume. Mais Jeanne d’Albret, Navarraise dans l’âme, n’eût pas abandonné son pays même pour le trône de France.

Et quant à Henri lui-même, malgré son extrême jeunesse, elle lui soupçonnait de plus vastes ambitions, et, peut-être, tout au fond de sa pensée, dans les replis les plus secrets de sa conscience, entrevoyait-elle la possibilité qu’un jour le roi de France fut un Bourbon et qu’il portât ce double titre:

Roi de France et de Navarre…

Mais ce qui la frappa le plus, ce qu’elle retint, c’est qu’une pareille combinaison eût pu être offerte par Catherine de Médicis elle-même. Elle en tira deux conclusions:

La première, c’est que Catherine de Médicis aimait assez le comte de Marillac, son fils, pour vouloir en faire un roi. La deuxième, c’est que nécessairement, elle était sincère dans ses propositions de paix aux huguenots, puisque l’avenir et le bonheur de ce fils dépendaient de cette paix.

Telles furent les pensées de la reine de Navarre en cette journée, pensées qui devaient avoir de formidables conséquences, puisqu’elles poussèrent Jeanne d’Albret à se rendre à Blois, puis à Paris, et à accepter le mariage de son fils Henri avec Marguerite, sœur de Charles IX. Ayant arrêté dans son esprit ce qu’elle devait penser de l’étrange combinaison de Catherine, Jeanne demanda:

– Que pensez-vous, comte, de cette royauté qu’on vous offre?

– Je pense, madame, répondit sans hésitation le comte de Marillac, que j’ai tourné ma vie d’un autre côté. Je ne parle pas des difficultés politiques qu’il y aurait à réaliser ce rêve de ma mère. Je dis simplement que je me sens inapte à régner. Je n’ai pas la taille d’un roi. Je cherche le bonheur dans la vie. Je ne l’ai pas trouvé encore, et je ne pense pas que je le trouverais sur un trône. Voilà pour ce qui me concerne. J’ajoute que je n’envisagerais pas sans une sorte d’horreur la nécessité de m’installer dans la maison de mon roi, de ma reine.

Le comte était violemment ému en prononçant ces paroles.

– Madame, ajouta-t-il, j’ai osé parler de bonheur, moi que jusqu’à ce jour vous avez vu désespéré… Y a-t-il donc un bonheur possible pour moi?… Puis-je donc trouver dans la vie un rêve auquel je me raccrocherais comme le noyé à sa branche?… Ah! madame, l’heure est venue de vous dire toute ma pensée, de vous parler à cœur ouvert, comme à la seule qui m’ait témoigné quelque intérêt.

– Parlez, mon enfant, dit Jeanne d’Albret. Et souvenez-vous que je vous écoute en mère, non en reine…

– Je le sais, madame, et c’est ce qui me donne le courage nécessaire. En un mot, madame, en un mot, qui vous fera comprendre pourquoi j’ose parler de bonheur, moi, l’abandonné, moi, le maudit, moi, fils de reine à qui on offre un trône et à qui on ne fait pas l’aumône d’un sourire.

– Eh bien, comte?…

– Eh bien, madame, j’aime!…

Le visage de Jeanne d’Albret s’éclaira. Dans ce cœur vraiment maternel, cette conviction s’était faite depuis longtemps que seul un grand amour pouvait sauver du désespoir le malheureux jeune homme.

– Ah! mon enfant, s’écria-t-elle, je vous jure que si vous aimez profondément, loyalement, comme votre noble cœur est capable d’aimer, vous êtes sauvé!…

– Oui, madame, sauvé! fit Déodat d’une voix que l’émotion faisait trembler. Sauvé, car jadis, lorsque je songeais à mon malheur, la mort m’apparaissait comme la seule solution possible…