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Pardaillan s’installa à une table, et comme il lui était impossible de demeurer inoccupé, il demanda à Catho de lui servir une petite omelette de cinq ou six œufs – pour attendre, dit-il. L’omelette, sautée dans la poêle sur une claire flamme, fut mangée avec le respect dû à l’une des plus artistiques opérations de Catho. Mais alors il se trouva que le vieux routier avait encore du temps à dépenser. Ce temps fut donc occupé par le dépeçage d’un poulet, qui disparut peu à peu. Après le poulet, et toujours pour tuer le temps, il y eut le massacre d’un pot de confiture. Tout cela n’alla pas sans l’absorption de deux ou trois bons flacons; en sorte qu’après avoir attendu deux heures de la façon que nous venons d’expliquer, Pardaillan se sentit fort comme Samson, agile comme son propre fils, et que des pensées de bataille passèrent par son cerveau.

Il en résulta qu’entendant tout à coup des trompettes retentir au loin, il reboucla son épée, posa sa toque à plume noire sur le coin de son oreille gauche, et redressant sa moustache, s’en fut vers la rue Montmartre d’où venait le bruit des trompettes, après avoir prévenu Catho qu’il serait de retour dans peu de minutes pour retrouver son fils.

– Vous allez donc voir l’entrée du roi? fit Catho.

– Ah! ah! c’est donc notre Charles que signalent ces trompettes guerrières?

– Oui, monsieur. On dit que le roi sera accompagné de Madame de Navarre et son fils, ainsi que d’une foule de seigneurs huguenots qui se sont embrassés avec les gentilshommes catholiques.

– Bon! Et moi qui voyais la guerre!… Enfin, allons toujours voir les beaux habits et les belles armes des gardes. Ce sera presque la guerre.

Ayant dit, Pardaillan remonta la rue Tiquetonne et ne tarda pas à déboucher rue Montmartre. Mais là, il fut pris dans un remous de peuple et porté, poussé contre la porte d’une maison.

– Un sol la chaise! Qui veut voir et entendre? On verra notre sire le roi, on verra Mme Catherine dans son carrosse d’or, on verra MM. de Guise sur leurs grands chevaux, on verra… un sol la chaise!…

Ainsi glapissait un gamin. Pardaillan lui donna quelques pièces de menue monnaie et se hissa sur la chaise, qui était placée contre la porte de la maison en question. Cette porte était solidement fermée. Et en levant les yeux, Pardaillan s’aperçut que les fenêtres de l’unique étage étaient closes également, à l’encontre des maisons voisines où toutes les fenêtres étaient garnies de têtes curieuses, où on ne voyait que des yeux grands ouverts, des cous tordus vers le haut de la rue et des bouches ouvertes pour crier:

– Vive le roi! Vive le roi!

De son poste, Pardaillan dominait maintenant la foule et voyait s’approcher lentement le cortège royal, tandis que les cloches de toutes les églises de Paris sonnaient à toute volée, et que les couleuvrines du Louvre tonnaient. D’abord vint une compagnie des bourgeois du quartier, en armes. Ils s’avançaient en répétant:

– Le roi! le roi! Place pour notre roi!

Devant eux, la foule refluait à droite et à gauche, s’ouvrant comme la mer sous l’éperon d’un navire. Derrière eux marchaient une compagnie d’arquebusiers, en ordre magnifique, puis des pertuisaniers, et enfin apparaissaient les gardes du roi, conduits par Cosseins, et précédés d’un double rang de trompettes à cheval. Aussitôt après, dans un somptueux carrosse entièrement doré, surmonté d’une écrasante couronne, traîné par douze chevaux blancs caparaçonnés d’or dont chacun était tenu en main par un Suisse gigantesque, apparaissait la pâle figure de Charles IX.

Les faces du carrosse étaient disposées de telle sorte que tout le monde pût voir le roi. Il était vêtu de noir selon la coutume et considérait avec une sorte d’inquiétude ce peuple immense qui rugissait ses vivats.

Dans le même carrosse, sur la même banquette que Charles IX, assis à sa gauche, se trouvait Henri de Béarn qui, lui, multipliait les saluts, faisait des signes amicaux aux hommes, riait aux femmes, et enfin, parvenait à cacher à tous les yeux la peur qui sourdement le mordait aux entrailles.

– Vive le roi! Vive le roi!

La clameur partait de la rue, descendait des fenêtres; les bras s’agitaient; les toques sautaient en l’air.

Derrière le carrosse royal, venait une lourde machine non moins dorée dans laquelle avait pris place Catherine de Médicis. Près d’elle Jeanne d’Albret!… Catherine était radieuse. Elle ne cessait de saluer le peuple que pour sourire à Jeanne d’Albret. Ah! ce sourire enveloppant, cette caresse monstrueuse de l’araignée qui emporte sa victime. Parfois, un éclair de joie sauvage éblouissait le visage de la vieille reine; alors elle pressait les mains de Jeanne et les serrait nerveusement, comme si elle eût redouté qu’elle allait encore lui échapper, ou plutôt pour s’assurer qu’elle la tenait enfin!

Jeanne d’Albret, muette, impassible, songeait à son fils. Quoi qu’il dût advenir, elle croyait affermir pour longtemps le trône et le bonheur d’Henri en acceptant son mariage avec Marguerite de France! Vaguement elle pressentait que de terribles dangers la menaçaient. Mais forte, inébranlable dans ses résolutions, elle gardait un masque d’une sérénité un peu froide et hautaine. Autour d’elle, la foule acclamait furieusement Catherine de Médicis!

– Vive la reine de la Messe! cria quelqu’un.

Le mot fut aussitôt adopté et retentit avec des accents de sourde menace.

Cependant le cortège avançait. Derrière les deux voitures royales, le duc d’Anjou à chevaclass="underline" à sa droite, Coligny, calme et froid, caressant d’une main sa barbe blanche; à sa gauche, le duc d’Alençon; puis le duc de Guise qui exultait, faisait caracoler son destrier et recevait avec des sourires radieux sa part des acclamations. Puis les voitures des dames d’honneur; puis une foule de seigneurs et de princes, le duc de Nevers, le duc d’Aumale, le duc de Damville, M. de Gondi, M. de Mayenne, M. de Montpensier, M. de Rohan, M. de la Rochefoucauld, seigneurs catholiques et huguenots confondus, mêlés, chacun avec sa petite escorte de gentilshommes fringants, des prêtres, des évêques à cheval, des moines en théorie, des soldats, des fantassins, des cavaliers; c’était un rêve étrange, une cohue fantastique, une mise en scène somptueuse, éclatante que paraissaient régler les fanfares de trompettes…

Perché sur sa chaise, Pardaillan assistait à cette féerie avec un sourire goguenard.

– Voilà les huguenots dans la place, grommelait-il. Mais ce n’est pas le tout que d’entrer. Comment vont-ils sortir?

Le vieux renard flairait en effet quelque tour de Catherine dans toute cette démonstration. Cependant, le spectacle l’amusait, le passionnait presque, en bon badaud parisien qu’il était. Et les rasades de Catho aidant, il en arrivait à oublier qu’il y avait pour lui un intérêt vital à ne pas être vu. Tout à coup, son regard qui errait à l’aventure, sollicité par les mille détails du spectacle, se croisa avec un regard flamboyant, auquel il s’accrocha pour ainsi dire.

– Le maréchal de Damville! gronda le routier avec, un juron.

En même temps, il saluait de son plus gracieux sourire et de son plus beau geste. Damville, d’une violente secousse, avait arrêté son cheval et demeurait pétrifié, les yeux rivés sur ce Pardaillan, qu’il croyait mort au fond des caves de son hôtel, dont il avait donné l’ordre de jeter le cadavre à la Seine et qui lui apparaissait, très vivant, tout hérissé d’ironie.

«Oh! oh! songeait à ce moment le vieux routier, la fête est complète! Tous mes assassins me regardent! Tiens-toi bien, Pardaillan!»