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– Pour le chevalier, quand il sera désarçonné, grommela-t-il.

Quant au maréchal de Damville, il s’était mis à l’écart, un peu honteux d’avoir fourvoyé sa dignité à une besogne d’arrestation; car pour lui l’arrestation ne faisait pas de doute. Les mignons, comme on l’a vu, rugissaient des insultes, et cependant, se mettaient en bataille. Les cavaliers, amenés par le capitaine des gardes d’Anjou, n’attendaient qu’un signe de leur chef. Ce répit amené par la foudroyante intervention du chevalier dura en tout une dizaine de secondes. Le capitaine, d’un geste, imposa silence aux mignons, et dit en s’adressant aux deux Pardaillan:

– Messieurs, au nom du roi, faites-y bien attention!… Vous rendez-vous?

– Non, dit froidement le chevalier.

– Vous faites rébellion?

– Oui.

– En avant, donc!… Gardes, emparez-vous de ces deux hommes!…

Les gardes d’un côté, les mignons de l’autre, se précipitèrent l’épée haute sur le chevalier qu’il fallait saisir ou tuer avant d’arriver au vieux Pardaillan. Le chevalier comprit que la dernière minute était arrivée. Sa pensée suprême fut pour Loïse. Mais cette pensée ne fit que traverser son cerveau.

Au moment où l’attaque reprenait plus furieuse, et cette fois définitive il voulut recommencer la manœuvre désespérée qui venait de lui réussir. Il rassembla donc les rênes et porta aux flancs de sa bête un double coup terrible. Mais le cheval, au lieu de s’enlever, laissa échapper une plainte déchirante et s’abattit!…

– Malédiction! rugit le chevalier qui, sautant agilement, se retrouva debout l’épée à la main, mais serré de près par une quinzaine de chevaux.

Que s’était-il passé?… Dès la première intervention du chevalier, l’un des assaillants avait mis pied à terre et assuré dans sa main une de ces courtes dagues à large lame qui étaient des armes si meurtrières. Cet homme, c’était Maurevert.

Il suivit d’un œil attentif les mouvements du chevalier, et au moment où le capitaine criait: «En avant» il se précipita à pied, se cramponna à la bride du cheval et lui enfonça sa dague en plein poitrail, d’un coup sûr et violent. Atteinte au cœur, la bête s’affaissa, agonisante. Le chevalier s’apprêta à mourir, et déjà, il commençait à fourrager de sa rapière dans la masse qui grouillait autour de lui.

– Par ici! hurla le vieux Pardaillan.

Le chevalier retourna la tête, vit le rempart qu’avait élevé son père; un éclair de dernier espoir brilla dans ses yeux et il se précipita vers l’ouverture qui avait été laissée libre. À peine fut-il en sûreté – quelle sûreté -! derrière ce précaire abri que l’ouverture fut bouchée par la chute d’un tréteau que le vieux routier avait maintenu suspendu à bout de bras.

Le père et le fils se trouvèrent alors enfermés dans cette citadelle improvisée qui pouvait, à la rigueur, constituer une défense pendant deux ou trois minutes. Ils échangèrent un regard qui fut leur suprême étreinte d’adieu, car ils n’avaient le temps ni de s’embrasser, ni même de se serrer la main:

À ce moment, le maréchal de Damville, qui s’était mis à l’écart, se rapprocha, fasciné par la curiosité, partagé entre la crainte de voir les Pardaillan s’échapper, la haine qu’ils lui inspiraient et l’admiration dont il ne pouvait se défendre.

Les chevaux avaient marché en rang serré sur l’obstacle. Mais il y eut un recul, avec des hennissements de douleur, les bêtes se cabrant, les cavaliers jurant comme des païens: le vieux Pardaillan à gauche, le chevalier à droite commençaient à s’escrimer; d’instant en instant, avec une sûreté terrifiante, avec une rapidité d’éclair, les deux épées surgissaient d’entre les barreaux des chaises entassées, d’entre les pieds de table, s’élançaient comme des vipères d’acier, piquaient les chevaux aux naseaux, aux poitrails, et les deux indomptables assiégés, silencieux ramassés sur eux-mêmes, le vieux routier dans une attitude de bête sauvage qui aspire le carnage, le jeune, imperturbable et froid, apparaissaient comme des Titans d’un autre âge.

Le capitaine, d’un geste, arrêta encore l’attaque: cette tactique ne réussissant pas, il fallait en employer une autre. Ce fut le deuxième arrêt dans ce tragique et merveilleux corps à corps.

– Par tous les diables d’enfer, murmura le capitaine des gardes, je suis fâché d’arrêter ces deux hommes…

– Es-tu blessé? dit le vieux Pardaillan.

– Pas une égratignure, et vous, mon père?

– Rien encore. Tâchons de bien mourir, par Pilate.

– Tâchons de ne pas mourir, dit froidement le chevalier.

– Pied à terre! commanda le capitaine.

Une douzaine de cavaliers sautèrent à bas de leurs chevaux; les mignons étaient du nombre, enragés par cette résistance, rêvant de supplices, et répétant entre eux:

– Il nous les faut vivants!

Alors, ce fut un cercle d’épées qui se forma autour du rempart; douze ou quinze pointes convergèrent sur les Pardaillan; un grand silence se fit dans ce petit espace, tandis que la foule continuait, à droite et à gauche, à faire entendre son grondement sourd: la minute fut poignante.

– Rendez-vous donc, par la mort-dieu! dit le capitaine.

Les Pardaillan secouèrent la tête. Le capitaine haussa les épaules et dit:

– Prenez-les!

Ensemble, à ce mot qui leur fut un signal d’attaque, ensemble les épées fulgurèrent, les pointes fouillèrent à travers les bois, deux ou trois lames se cassèrent d’un coup sec, quatre hommes tombèrent, du sang gicla, et la bande se reculant pour un nouvel assaut, sans faire attention à ses morts, cria d’une voix:

– Ils en tiennent! Ils en tiennent!

C’était un succès; les deux Pardaillan étaient rouges de sang, blessés tous deux à la tête, aux bras, à la poitrine.

– Adieu, chevalier! fit le vieux routier en tombant sur un genou.

– Adieu, mon père! dit le chevalier en s’accoudant pour ne pas tomber.

– Au nom du roi, rendez-vous, et je tiens votre rébellion nulle et non avenue! cria le capitaine avec une émotion dont il ne fut pas maître.

– Merci, monsieur! dit le chevalier de sa voix la plus jolie. En mourant, c’est vous que je regarderai, car vous êtes ici la seule figure qu’un honnête homme puisse regarder… Chargez-nous!

Le capitaine fit un signe et cria:

– Démolissez, d’abord!…

Et de nouveau, le formidable rang d’acier s’avança comme une bête monstrueuse, en dardant ses pointes. Au même instant, sous des coups furieux, la barricade s’écroula, le passage se trouva libre.

– Voici la fin de la fin! s’écria le vieux Pardaillan dans un suprême éclat de rire.

En même temps, il portait deux ou trois coups de pointe.

– Adieu, Loïse! murmura le chevalier dans un frémissement de tout son être, en fermant un instant les yeux.

Et lorsqu’il les rouvrit, ces yeux, il demeura pantelant, ébloui, extasié, frappé d’un étonnement surhumain, rêvant qu’il était mort, ou que, dans le vertige de l’angoisse, une consolante et radieuse apparition lui était survenue pour le conduire aux portes de l’infini. Et voici ce qu’il voyait:

Les pointes des épées menaçantes qui étaient à un pouce de sa poitrine s’étaient relevées ou abaissées. Les assaillants reculaient à droite et à gauche, étonnés, fascinés, laissant libre une route bordée d’acier qui aboutissait à Henri de Montmorency à cheval, immobile, pétrifié, couvert d’une pâleur livide. Dans ce chemin, une femme vêtue de deuil s’avançait, lente et majestueuse…