Entrons dans la maison… pénétrons dans une pièce claire, pauvre, mais arrangée avec un goût délicieux… regardons le tableau admirable qui s’offre à nos yeux… écoutons!…
Jeanne vient d’entrer dans cette petite pièce et se dirige vers l’embrasure de la fenêtre où est assise une jeune fille.
En passant, elle s’arrête un instant devant le miroir, se regarde, et songe:
«Comme il me trouverait flétrie, s’il me voyait à présent!… Me reconnaîtrait-il seulement? Hélas! Je ne suis plus la Jeanne de jadis, je ne suis plus celle qu’il appelait " la Fée du printemps"… je ne suis que " la Dame en noir"… je ne suis plus moi!…»
Jeanne se trompe!… Elle est admirablement belle. Sa pâleur n’enlève rien à l’idéale beauté de son visage, à la parfaite pureté des lignes, à l’harmonieuse splendeur de ses cheveux…
L’éclat de ses yeux s’est seulement adouci et comme voilé.
Ses lèvres où fleurissait jadis le rire ont pris un pli grave.
Mais elle est toujours la femme radieusement belle que les gens du voisinage appellent «la Dame en noir», parce qu’elle porte sur ses vêtements le même deuil éternel que dans son cœur.
Et ces yeux voilés reprennent eux-mêmes tout leur tendre éclat, cette bouche close reprend aussi son adorable sourire lorsque le regard de Jeanne se reporte sur la jeune fille qui, dans l’embrasure de la fenêtre, se penche et s’active sur un travail de tapisserie.
Ah! c’est que cette petite ouvrière aux doigts roses qui courent dans la laine, c’est sa fille! sa Loïse!…
Maintenant, nous savons pourquoi Jeanne n’est pas morte! Pourquoi elle a voulu vivre!
Maintenant, nous connaissons à ce regard et à ce sourire de la martyre ce sentiment qui s’est affirmé en elle, si puissant, si doux, si exclusif, dès avant la venue au monde de l’enfant adorée.
Jeanne peut être une femme qui a souffert d’indicibles tortures dans sa passion d’amante.
Elle peut être une épouse qui a éprouvé le plus effroyable malheur qui puisse frapper une épouse.
Elle demeure, elle est toujours et avant tout la mère!…
Et si elle a tressailli de joie lorsque jadis elle a compris que le mystère de la maternité allait s’accomplir en elle, si elle s’est mise à idolâtrer sa petite Loïse dès son premier balbutiement, comment ne l’aimerait-elle pas maintenant!
Loïse paraît seize printemps…
Ses yeux, d’un bleu intense, d’un bleu violette, semblent réfléchir l’infinie pureté d’un ciel de mai, par ces matins ineffables où l’immensité céleste paraît plus profonde, où le bleu paraît plus bleu…
Ses cheveux forment autour de son front de neige un nimbe nuageux, presque fluide tant ils sont fins et soyeux, un nimbe qui se dore sous les rayons du soleil, comme si un peintre génial s’était plu à dépenser pour eux tout l’or de sa palette.
Son attitude, son geste, sa parole forment un poème d’harmonie.
On ne sait quelle force de souplesse et de fierté se dégage de ce merveilleux ensemble.
Et pourtant…
Quelle mélancolie sur ce front si radieux, si noble de lignes, si expressif!…
Est-ce que celle-là aussi serait marquée par la fatalité!…
Est-ce que sur les pas de la fille, comme sur ceux de la mère, vont se lever et se déchaîner les passions orageuses créatrices de drames?
Jeanne s’est approchée de son enfant.
Loïse lève la tête…
La mère et la fille se sourient… et quiconque les verrait en ce moment se demanderait laquelle des deux est la plus admirable, et jurerait que ce sont deux sœurs que quelques années séparent à peine!
Jeanne s’assied devant Loïse, prend l’autre extrémité de la tapisserie et se met à travailler activement.
– Mère, dit Loïse, reposez-vous. Voilà trois nuits que vous passez sur cet ouvrage… je puis maintenant le terminer seule en quelques heures…
– Chère Loïse!… Tu oublies que je dois porter cette tapisserie aujourd’hui même à cette jeune dame…
– Que vous m’avez dit de bonne bourgeoisie… dame Marie Touchet, je crois?…
– Oui, mon enfant…
– Ah! ma mère, pourquoi ne sommes-nous pas, nous aussi, de bourgeoisie?… Pourquoi sommes-nous de pauvres ouvrières?… Je dis cela pour vous, ajouta vivement Loïse, car, moi, je suis si heureuse!…
Jeanne jette un profond regard sur sa fille, et murmure en tressaillant:
– De bourgeoisie!…
Et elle se perd dans une morne et douloureuse rêverie…
«Pauvre enfant sans nom!… Que dirais-tu si tu savais que tu t’appelles Loïse de Montmorency?…»
– À quoi songez-vous, ma mère?
La mère tremble… ses yeux se voilent de larmes… son sein palpite. Lentement, comme si elle évoquait des choses mortes, les yeux fixés dans le vague, elle répond:
– Je songe, mon enfant, ma petite Loïse adorée, que peut-être tu n’étais pas née pour ce pénible labeur… et que c’est bien triste pour moi de voir des piqûres d’aiguilles au bout de tes jolis doigts…
Jeanne saisit la main de sa fille et couvre ses doigts de baisers.
Loïse éclate d’un joli rire sonore, clair, d’une charmante gaieté.
– Bon, ma mère! s’écrie-t-elle. Croyez-vous donc que j’aie des mains de jeune princesse?…
La mère tressaille profondément.
– Qui sait, reprend-elle. Qui sait si, sans ces deux hommes maudits…
Loïse laisse tomber son aiguille, et, très émue, cette fois:
– Ah! ma mère! quand me direz-vous ce terrible secret qui pèse sur votre vie?…
– Jamais! Jamais! murmure sourdement Jeanne.
– Quand me direz-vous, reprend Loïse qui n’a pas entendu, le nom des deux hommes, cause du malheur qui est dans votre existence, je le sens!… De ces deux noms, vous ne m’en avez jamais dit qu’un!…
– Oui, Loïse!… Le nom du chevalier de Pardaillan!…
– Je ne l’oublie pas, ma mère! Et je vous jure que, cet homme, je le déteste de toutes mes forces, pour ce mal inconnu qu’il vous a fait!… Mais l’autre! l’autre, plus criminel encore, m’avez-vous dit!…
«Jamais! Jamais! reprend Jeanne au fond de son cœur.»
Loïse respecte le silence de sa mère, et pousse un soupir. Les deux femmes se penchent sur la tapisserie, et on ne voit plus que leurs deux mains agiles qui vont et viennent, tandis que leurs cheveux se touchent, se frôlent…
Bientôt la tapisserie est terminée.
Jeanne, alors, s’enveloppe d’une mante, et après avoir serré Loïse sur son cœur, sort pour se rendre chez la dame qui a commandé cet ouvrage… dame Marie Touchet.
Loïse a accompagné sa mère jusque sur le palier. Elle rentre alors, et vivement, comme attirée par une force invincible, court à la fenêtre de l’autre pièce qui donne sur la rue Saint-Denis…
En face, se dresse une grande maison: l’hôtellerie de la Devinière.