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Et invinciblement attirées, elles reprirent place à leur poste d’observation.

– Notre mauvais génie est là! continua la mère. Loïse, mon enfant, qui sait si le damné Pardaillan ne nous a pas découvertes! Qui sait si ce n’est pas lui qui a amené ici son maître! Quelle horrible fatalité pèse donc sur nous!… Mais qu’as-tu donc, ma fille?… Tu pleures!…

– Mère! oh! mère! bégaya Loïse en étreignant dans ses bras la dame de Piennes.

Et, confuse, éperdue, elle ajouta:

– Il faut le sauver!… Je meurs s’il meurt!

– Sauver! s’écria Jeanne. Sauver qui!… Mon enfant, reviens à toi… nous n’avons personne à sauver ici… il n’y a là que nos deux plus cruels ennemis!

– Ah! ma mère, je suis sûre que lui n’est pas notre ennemi. Malgré tout, je ne puis le croire déloyal.

– Mais de qui parles-tu donc?

– Regardez, mère… ici… à gauche, tout près de la porte…

Jeanne de Piennes se pencha davantage, au risque d’être aperçue et, apercevant le chevalier, elle comprit ce qui se passait dans le cœur de sa fille… Mais son regard ne s’attacha qu’un instant au chevalier. Elle devint soudain très pâle, les yeux agrandis par l’étonnement, regardant quelqu’un que Loïse ne voyait pas. Et ce quelqu’un, c’était celui dont elle conservait l’image nettement et pieusement gravée dans sa mémoire, celui auquel elle avait voué une reconnaissance infinie, l’homme qui lui avait ramené sa petite Loïse!…

Alors, elle se recula de la fenêtre. Que se passa-t-il en elle? Sans doute, avec la rapidité de rêve des résolutions suprêmes, elle mit en balance la dette contractée vis-à-vis de cet homme et l’horreur que lui inspirait Henri. Se taire, assister silencieuse, immobile, au massacre, c’était abandonner le seul homme au monde qui lui eût témoigné une pitié dont le souvenir, toutes les fois qu’elle y songeait, mettait des larmes dans ses yeux. Intervenir, essayer de le sauver, c’était se livrer au formidable oppresseur auquel elle venait à peine d’échapper. La lutte fut courte. Elle saisit la main de sa fille, et dit simplement:

– Viens!…

Alors, elles descendirent et ouvrirent la porte. Et, grandie par le sacrifice, transfigurée, auguste, elle apparut aux yeux des assaillants… On sait le reste.

Lorsque les deux femmes soutenant les blessés furent rentrées dans la maison, lorsque la porte eut été solidement refermée, leur première occupation fut de panser les éraflures et estafilades qu’ils avaient reçues. Aucune de ces nombreuses blessures n’était dangereuse et la faiblesse des deux Pardaillan provenait de la perte du sang. Les deux hommes se laissaient faire silencieusement.

«Du diable, songeait le père, si je ne voudrais pas être blessé tous les jours pour être soigné par les mains de cette petite fille-là!»

«Je suis au paradis! songeait le fils de son côté.»

Par un sentiment de convenances tout naturel, c’était Jeanne de Piennes qui soignait le chevalier, tandis que Loïse s’occupait du vieux Pardaillan.

Dès le moment où le chevalier avait pénétré dans la maison, la jeune fille avait repris cette physionomie de calme modestie et de charmante fierté qui lui était habituelle. À diverses reprises, son regard rencontra celui du chevalier sans qu’elle éprouvât le besoin de le détourner. Et lui aussi avait repris ce masque de froideur sceptique, ce sourire qui semblait se moquer de lui-même.

Lorsque les pansements furent achevés, le vieux routier se leva du fauteuil où on l’avait fait asseoir, et saluant avec cette grâce un peu cavalière qui était particulière à ces deux hommes, il dit:

– Madame, j’ai l’honneur de vous présenter mon fils, le chevalier de Pardaillan, et moi-même, Honoré Guy Henri de Pardaillan, de la branche cadette des Pardaillan, famille réputée dans le Languedoc pour ses hauts faits et sa pauvreté. Pauvres, nous le sommes, madame, avec toute la fierté qui convient; mais, par la mort-dieu, nous avons le cœur bien placé. C’est vous dire, madame, que notre reconnaissance ne périra qu’avec nous, et que nous mettons à votre disposition les deux vies que vous venez de sauver…

– Monsieur, dit Jeanne d’une voix altérée, c’est à peine si ma gratitude, à moi, se trouve satisfaite par ce que je viens de faire…

– Je ne comprends pas, madame…

– Ne me reconnaissez-vous pas?… Reconnaissez-vous au moins ce diamant, que vous avez laissé tomber dans la main de ma fille en cette nuit d’opprobre et de douleur où je gagnais Paris? Ne vous rappelez-vous pas la pauvre femme que vous avez rencontrée dans la forêt, non loin de Montmorency?

– Je me souviens parfaitement, madame. J’ai voulu simplement dire que je ne comprenais pas votre gratitude, alors que vous devriez me haïr.

– Et voilà, monsieur, ce qui fait que moi-même je demeure profondément troublée et que mon étonnement est inexprimable. Je vois en vous l’homme généreux qui me ramena ma fille. J’avais toujours ignoré votre nom. Et ce nom que vous m’apprenez vous-même, c’est celui que vous m’avez jeté le jour où vous m’êtes apparu dans la chaumière portant mon enfant dans vos bras: c’est le nom de l’homme qui avait enlevé Loïse.

– Je vais donc faire cesser votre étonnement, au risque d’encourir votre malédiction, dit alors le vieux Pardaillan d’une voix ferme. L’homme qui avait enlevé la pauvre petite pour obéir à Henri de Montmorency et l’homme qui vous la ramena, ces deux hommes-là, madame, n’en font qu’un, et il est devant vous… Oui, c’est vrai, madame, je commis le crime. Et dans mon existence aigrie par la misère, c’est là seule action sérieusement blâmable que j’aie à me reprocher… mais il est non moins vrai que je fus pris de remords et que ce fut seulement à la minute où je rendis l’enfant que je pus respirer à l’aise… Je conviens d’ailleurs que c’était une insuffisante réparation et que j’ai mérité votre haine… Maudissez-moi donc, madame, comme vous m’avez maudit jadis.!…

– Loïse, dit Jeanne de Piennes, voici l’homme généreux, l’homme de cœur qui encourut la haine d’un terrible seigneur pour te rendre à ta mère… Que bénie soit l’heure où je puis le remercier de toute mon âme!

Loïse s’avança vers le vieux routier, saisit ses deux mains et lui tendit son front charmant. En posant ses lèvres sur ce front, le vieux routier sentit ses yeux se voiler d’une buée humide. C’était sans doute une des plus fortes émotions qu’il eût éprouvées dans sa vie.

– Mon enfant, dit-il, les souhaits d’un vieux coureur de routes comme moi ne sont peut-être pas un talisman de bonheur; mais s’il ne fallait que donner ma pauvre vie pour vous rendre heureuse, ce serait une joie pour moi que de mourir à l’instant…

Jeanne, alors, passa au doigt de sa fille la bague ornée du fameux diamant.

– J’avais juré qu’il ne me quitterait jamais, dit-elle. Ma fille tiendra mon serment.

À ce moment, les yeux de Loïse rencontrèrent ceux du chevalier, et elle pâlit sous l’effort d’un sentiment plus profond, comme si cette bague du malheur qu’on venait de lui passer au doigt fût devenue la bague de ses fiançailles.

Après la première heure écoulée dans ces émotions, ce fut au tour du chevalier de parler. La dame en noir lui demanda s’il avait bien reçu la lettre qu’il devait faire parvenir à François de Montmorency. Le chevalier raconta alors comment il avait été arrêté, mis à la Bastille, et comment il en était sorti.