Inutile d’ajouter que l’animal ainsi sauvé s’attacha à son libérateur et le suivit pas à pas lorsqu’il s’en alla.
Pardaillan, qui avait déjà beaucoup de mal à se nourrir lui-même, voulut le renvoyer. Mais le chien se coucha à ses pieds, les pattes croisées l’une sur l’autre, et le regarda avec des yeux si bons et si implorants que le chevalier l’emmena à l’auberge de la Devinière.
Au bout de trois mois, Pardaillan connaissait le fort et le faible de son chien.
Il l’avait appelé Pipeau.
Pourquoi Pipeau? Nous l’ignorons. Nous nous sommes engagé à raconter une histoire, mais non à rechercher l’étymologie des noms de tous nos personnages.
Pipeau était un chien berger à poil roux ébouriffé, ni beau ni laid, mais d’une jolie ligne, et surtout admirable par l’intelligence et la mansuétude de ses yeux bruns. Il possédait une mâchoire à briser du fer; il était un peu fou, aimait à courir frénétiquement aux moineaux, fonçant tête baissée, renversant tout sur son passage, et l’air très étonné, quand il s’arrêtait, que les moineaux ne l’eussent pas attendu.
C’était un chien gourmand, voleur, pipeur, paillard et menteur – cette dernière épithète ne surprendra personne, car chacun sait que le chiens parlent et il ne s’agit que de savoir les comprendre -, mais Pipeau, parmi tant de défauts, possédait une qualité; il était brave; et quant au dévouement, c’était la perle des chiens, c’est-à-dire des êtres les plus dévoués de la création.
Le soir où il rentra à l’auberge accompagné de Pipeau, c’est-à-dire une quinzaine après le départ si étrange de son père, Pardaillan monta tristement à son pauvre cabinet noir et jeta un regard navré sur la tristesse de ce gîte sans air et sans lumière.
– Il n’est pas possible, grommela-t-il, que j’habite plus longtemps ce taudis. J’y mourrais, maintenant que M. de Pardaillan n’est plus là pour l’égayer. Par Pilate et Barabbas, comme disait mon père! il me faut une chambre logeable. Oui, mais où la trouver?
Comme il réfléchissait ainsi, il s’aperçut que la porte qui faisait vis-à-vis à la sienne était entrouverte.
Il y alla aussitôt, la poussa doucement, et passa la tête. Il n’y avait personne dans la chambre, belle grande pièce, ornée d’un bon lit, de plusieurs chaises, et même d’une table, d’un fauteuil.
«Voilà mon affaire!» se dit Pardaillan.
Il ouvrit la fenêtre: elle donnait sur la rue Saint-Denis.
«Vue agréable, continua Pardaillan, saine et capable d’inspirer de bonnes idées.»
Il allait retirer sa tête lorsque, ses yeux s’étant portés sur la maison d’en face, plus basse que l’hôtellerie, il vit, à une fenêtre qui s’ouvrait sur le toit de cette maison, un objet qui lui arracha un cri de surprise et d’admiration: c’était une tête de jeune fille, si belle, avec ses cheveux d’un blond d’or, et l’air si doux, si candide et si fier que Pardaillan crut avoir entrevu un être paradisiaque. Et que fut-ce lorsque, au bout de quelques instants, il reconnut une jeune fille rencontrée plusieurs fois dans la rue Saint-Denis!…
Au cri qu’il avait poussé, elle leva la tête, rougit, ferma la fenêtre et disparut.
Mais Pardaillan demeura une heure à la même place, et il y fût demeuré plus longtemps encore si une voix ne l’avait subitement arraché à sa contemplation. Il se retourna en fronçant le sourcil et se vit en présence de maître Landry Grégoire, successeur de son père, propriétaire actuel de l’hôtellerie de la Devinière.
Maître Landry avait été dans son enfance un être chétif et si court sur jambes que les clients de la rôtisserie l’avaient surnommé Landry Cul de Lampe. Au fur et à mesure qu’il avait avancé en âge, au lieu de pousser en hauteur, il s’était développé en largeur. Il avait gagné en rotondité ce que les autres gagnent en taille. Il en était résulté que vers la quarantaine, c’est-à-dire vers l’époque où nous le présentons à nos lecteurs, maître Landry apparaissait au regard étonné comme une sorte de boule placée en équilibre sur deux masses charnues et surmontée d’une tête en pain de sucre percée de deux petits yeux craintifs, méfiants, fouilleurs et sournois.
– Je venais justement chez vous, monsieur le chevalier, dit maître Landry en faisant des efforts inutiles pour s’incliner.
– Eh bien, vous y êtes! fit Pardaillan en s’installant dans le fauteuil.
– Comment, j’y suis! bégaya Landry Grégoire qui fut pris d’un pressentiment douloureux.
– Mais oui, j’ai changé de logis: à partir de ce soir, je m’installe ici.
Maître Grégoire devint cramoisi, comme s’il allait avoir une attaque d’apoplexie.
– Monsieur, dit-il en puisant dans la conscience de son droit l’énergie nécessaire, je venais vous dire qu’il m’est impossible de continuer à vous loger dans le cabinet noir…
– Vous voyez bien! Nous sommes d’accord, observa le chevalier avec un grand sang-froid.
– À plus forte raison, poursuivit Grégoire exaspéré, ne puis-je vous céder cette chambre qui vaut ses cinquante écus par an. Il est temps que je parle, monsieur le chevalier… Lorsque monsieur votre père me fit l’honneur de venir loger chez moi, voici deux ans de cela, il promit de me payer régulièrement. Je patientai six mois, c’est-à-dire cinq mois de plus que n’eût fait aucun de mes confrères…
– Ceci vous honore grandement, maître Landry.
– Oui, mais cela ne m’enrichit guère! Au bout de six mois, donc, n’ayant pas encore reçu un denier, je me présentai à monsieur votre père, et le priai de me payer l’arriéré…
– Et que fit mon vénérable père? Il vous paya, je pense?
– Il me rossa, monsieur! dit Landry avec une majestueuse indignation.
– Et dès lors, vous fûtes convaincu de l’impertinence qu’il y a à réclamer de l’argent à un honorable gentilhomme?
– Oui, monsieur, dit simplement le maître de la Devinière. Mais je dois dire que monsieur votre père me rendait quelques services. Il protégeait ma rôtisserie, et n’avait pas son pareil pour prendre un ivrogne par les reins et le jeter à la rue.
– En ce cas, c’est vous qui lui redevez, maître Landry. N’importe, je vous fais crédit.
Landry, qui était déjà cramoisi, devint violet. Il souffla pendant deux minutes. Puis il reprit:
– Trêve de plaisanterie, monsieur.
– Que voulez-vous donc? Expliquez-vous, que diable!
– Monsieur, je veux que vous vous en alliez, à moins que vous ne puissiez me payer les deux ans d’arriérés que vous me devez, vous et monsieur votre père!
– Est-ce votre dernier mot, maître? fit paisiblement Pardaillan.
Enhardi par la douceur du jeune homme, l’aubergiste répondit avec énergie:
– Mon dernier mot. J’entends que dès demain le cabinet soit libre!
Tranquillement, le chevalier passa dans son logis, prit dans un coin un bâton court, le même qui avait servi à son père, saisit Landry par l’une des courtes nageoires qui lui servaient de bras, leva le bâton et le laissa retomber sur l’échine de l’aubergiste.
– Un bon fils doit imiter les vertus de son père, dit-il; mon père vous a rossé: mon devoir est de vous rosser!…
Et Pardaillan se mit, en effet, à rosser maître Grégoire avec une conscience qui prouvait qu’il ne savait rien faire à demi. L’aubergiste poussa des hurlements effroyables, et ses clameurs retentirent dans toute la maison.