Les truands furent-ils épouvantés de la manœuvre et de la force musculaire qu’elle prouvait?
Reconnurent-ils Pardaillan, qui avait parmi eux une réputation de tranche-montagne?
Toujours est-il qu’il se fit parmi eux un mouvement de retraite silencieuse et précipitée; en un instant, tous avaient disparu, emportant leurs blessés, comme des fantômes qui s’évanouissaient dans la nuit.
– Par la mordieu, mon brave! s’écria alors le cavalier inconnu, vous m’avez sauvé la vie!
Le chevalier de Pardaillan rengaina froidement son épée, souleva son chapeau, et dit:
– Savez-vous, monsieur, ce que je viens de faire?
– Eh! par le diable! Vous venez de me sauver, vous dis-je! Tudieu! quel poignet! quels rudes coups!…
– Non, monsieur, dit Pardaillan avec le même flegme, je viens de commettre un crime.
– Un crime? Çà! plaisantez-vous? s’écria le cavalier stupéfait.
– Non pas: j’ai désobéi au vœu formel de mon père. Et je crains bien qu’il ne m’en arrive malheur.
Ces derniers mots furent prononcés d’un ton glacial qui firent frissonner l’inconnu.
– En tout cas, reprit-il, vous m’avez rendu un fier service. Que puis-je pour vous?…
– Rien!
– Acceptez au moins en souvenir de cette rencontre la monture que mon domestique tient en main. Galaor est le meilleur cheval de mes écuries. Et puis, il a un nom qui vous plaira, puisque vous vous conduisez en véritable Galaor.
– Soit! J’accepte le cheval! répondit Pardaillan avec le ton et le geste d’un roi acceptant l’hommage d’un sujet.
Et avec la légèreté d’un cavalier qui, dès cinq ans, avait chevauché par monts et par vaux, il sauta sur Galaor.
L’inconnu fit de la main un signe d’adieu et s’éloigna en homme pressé.
Au moment où le vieux serviteur se disposait à suivre son maître à distance respectueuse, Pardaillan s’approcha de lui, et lui demanda à voix basse:
– Y a-t-il inconvénient à ce que je sache le nom de ce seigneur pour qui j’ai commis le crime de désobéir au vœu de mon père?…
– Aucun, monsieur, fit le vieillard étonné.
– Alors, ce cavalier?
– C’est Monseigneur Henri de Montmorency, maréchal de Damville…
XII LA MAISON DELA RUE DES BARRÉS
Ce soir-là, Jean de Pardaillan ramena donc un nouvel hôte à l’auberge de la Devinière; il arriva au moment où on fermait l’hôtellerie: sans rien demander à personne, il conduisit Galaor à l’écurie, l’installa à la meilleure place et versa une mesure d’avoine dans la mangeoire. Puis, ayant allumé un falot, il se mit à examiner son acquisition avec le soin et la compétence d’un parfait connaisseur.
Un sifflement longuement modulé et accompagné d’un hochement de tête significatif exprima toute son admiration.
Galaor était un aubère cap de more qui pouvait aller sur ses quatre ans; il avait la tête fine, le front large, les naseaux ouverts, le garrot bien dessiné, la croupe souple, les jambes sèches. C’était une bête magnifique.
– Ah ça! que diable faites-vous donc là? demanda tout à coup la voix grasse de maître Landry.
Pardaillan tourna légèrement la tête vers la boule de graisse que représentait l’aubergiste et répondit par-dessus l’épaule:
– J’examine le produit de mon dernier crime.
Landry frissonna.
– Ainsi, dit-il, ce cheval est à vous, monsieur le chevalier?
– Je vous l’ai dit, maître Landry, répondit Pardaillan en jetant dans le râtelier une belle botte de luzerne.
– Et, continua l’aubergiste, la mort dans l’âme, je devrai le nourrir?
– Ah ça! voudriez-vous d’aventure que cette noble bête mourût de faim?…
Et le chevalier, s’étant assuré par un dernier regard que Galaor ne manquait de rien, souhaita le bonsoir à l’aubergiste atterré, et s’en fut se coucher.
Maître Landry Grégoire saisit alors sa tête pointue à deux mains, et dans son accès de désespoir, essaya de s’arracher les cheveux.
Nous devons dire qu’il n’y réussit pas: en effet, maître Landry était totalement chauve, et son crâne avait la majesté, mais aussi la nudité absolue d’un bel ivoire antique et solennel.
À partir de ce jour, on ne vit plus Pardaillan que monté sur Galaor, et Pipeau le précédant le nez au vent, en quête de tout ce qui était bon à manger et à voler aux devantures des marchands de volailles; quant à Galaor, pour rien au monde il ne se dérangeait de la ligne droite: c’est-à-dire qu’il fallait que les gens se rangeassent vivement s’ils ne voulaient être bousculés et piétinés. Il faut ajouter que pour un murmure, pour un regard de travers, la redoutable Giboulée sortait toute seule de son fourreau.
Pardaillan sur Galaor, compliqué de Pipeau, aggravé de Giboulée, devint donc la terreur du quartier – nous voulons dire la terreur des insolents, des hobereaux pillards, des spadassins et des capitans qui pullulaient; car le chevalier – et ceci va peut-être le réconcilier avec le lecteur indisposé par le portrait ci-dessus malheureusement trop ressemblant -, le chevalier n’intervenait jamais dans une querelle que pour défendre le plus faible; il lui arrivait parfois de ramasser avec lui quelque mendiant qu’il faisait asseoir à une table, devant lui, et qu’il invitait à dîner, lui coupant les meilleurs morceaux, lui versant pleines rasades.
Ces jours-là, maître Landry était radieux, bien que la présence d’un gueux dans sa rôtisserie si bien fréquentée l’offusquât quelque peu. En effet, ces jours-là, Pardaillan, qui ne payait jamais quand il était seul, payait généreusement. Une fois, il arriva à l’aubergiste d’en faire timidement l’observation au chevalier, qui lui répondit froidement:
– Vous vous prenez donc pour un grand seigneur, mon cher? Fussiez-vous M. le duc de Guise, fussiez-vous le roi lui-même, que je ne vous permettrais pas l’impertinence de payer le repas de mes invités. Mes hôtes sont à moi, monsieur Grégoire!
D’autres fois, on le voyait arriver à l’auberge, toujours froid, toujours insensible, choisir quelque bonne poularde bien rissolée, y ajouter un pain, une bouteille de vin, et s’éloigner après avoir jeté un écu au garçon ou à la servante. Et alors, si ce garçon intrigué le suivait sournoisement, voici ce qu’il voyait.
Pardaillan pénétrait dans quelque taudis, où il avait remarqué une misère, déposait son paquet de victuailles devant les pauvres gens effarés, saluait d’un grand geste de son chapeau à plume de coq, et se retirait sans dire un mot.
Seulement, en s’en allant, il grommelait:
– Allons, bon! Voilà que je viens encore de désobéir à M. de Pardaillan mon père! Je serai sûrement damné dans l’autre monde!…