– Moi? s’exclama François chancelant, avec un cri de désespoir.
– Toi! Oui, toi qui vas sauver ton roi, ton père et ton pays à la fois!… Deux mille cavaliers sont là! Revêts tes armes! Sois parti dans un quart d’heure! Va, et ne t’arrête plus que dans Thérouanne où il faudra vaincre ou mourir!… Henri, tu resteras au manoir et le mettras en état de défense!
Henri se mordit les lèvres jusqu’au sang pour étouffer un rugissement de joie furieuse.
«Jeanne est à moi! gronda-t-il au plus profond de lui-même.»
François, livide, fit un pas, et haleta:
– Quoi! mon père! s’écria-t-il. Moi!… moi!…
Les yeux hagards, l’âme convulsée, il eut l’atroce vision de Jeanne… de l’épouse… abandonnée… pleurant aux pieds du cadavre, là-bas… sans consolations… seule au monde!…
– Moi! répéta-t-il. Horreur!… Impossible!…
Le connétable fronça les sourcils, et d’une voix rauque, métallique:
– À cheval, François de Montmorency! à cheval!…
– Mon père, écoutez-moi!… Deux heures! une heure! Je vous demande une heure! cria François en se tordant les mains.
Le connétable Anne de Montmorency se dressa tout debout. Une effroyable colère faisait trembler ses joues. Sa parole tomba dans le silence implacable:
– Je crois que vous discutez les ordres du roi et de votre chef!
– Une heure! mon père, une heure!… Et je cours à la mort!…
Le vieux chef d’armées, tout bardé d’acier, descendit les marches de son trône.
Et il éclata:
– Par le tonnerre du ciel! un mot encore, François de Montmorency… un seul… et pour la gloire du nom que vous portez, je vous arrête de mes propres mains.
D’une voix de tempête qui fit trembler les assistants et s’entrechoquer leurs armures, le connétable poursuivit:
– La foudre m’écrase si je blasphème! C’est, en cinq siècles, le premier de ma race qui hésite à mourir!
L’outrage était formidable. Il ne restait plus à François qu’à se tuer devant cette assemblée de guerriers dont les cœurs, comme les poitrines, semblaient bardés d’acier.
D’une violente secousse, il redressa la tête. Tout disparut de son esprit: amour, femme, rêve de bonheur. Ses yeux poignardèrent les yeux de son père. Et le grondement de sa parole couvrit la parole du vieux chef:
– Que la foudre écrase donc celui qui a jamais pu dire qu’un Montmorency recule! Pour la gloire du nom, j’obéis, mon père, je pars! Mais si je reviens vivant, monsieur le connétable, nous aurons un terrible compte à régler. Adieu!…
D’un pas rude, il traversa les rangs des capitaines épouvantés de cette provocation inouïe, de ce rendez-vous donné au maître tout-puissant des armées, au père!
Dès la porte, on l’entendit qui commandait à coups brefs et rauques:
– Mon valet d’armes! Mon destrier de guerre! Mon estramaçon de bataille!
Tous les visages, tournés vers le connétable, attendaient un ordre d’arrestation.
Mais un étrange sourire détendit les lèvres du chef, et ceux qui étaient près de lui l’entendirent murmurer:
– C’est un Montmorency!
Dix minutes plus tard, François était dans la cour d’honneur, cuirassé, harnaché, prêt à monter à cheval. Il se tourna vers un page:
– Mon frère Henri! dit-il. Qu’on aille appeler mon frère.
– Me voici, François!…
Henri de Montmorency apparut dans la lumière des torches. Il ajouta avec effort:
– Je t’apportais mes vœux et mes adieux… puisque je reste, moi!
François le saisit par la main, sans remarquer que cette main brûlait de fièvre.
– Henri, dit-il, es-tu vraiment un frère pour moi?
Henri tressaillit, rougit, balbutia:
– Qui te permet d’en douter?
– Pardonne! je souffre tant! Tu vas comprendre. Je pars, Henri, je pars pour ne plus revenir, peut-être… et je laisse derrière moi une immense détresse…
– Une détresse?
– Un malheur! Écoute de toute ton âme; car de ta réponse va dépendre ma suprême résolution. Tu connais Jeanne… la fille du seigneur de Piennes…
– Je la connais! répondit sourdement Henri.
– Eh bien, voici le malheur… Je pars… Et Jeanne et moi, nous nous aimons!…
Henri étouffa un rugissement de rage.
– Tais-toi, continua François. Écoute jusqu’au bout. Depuis six mois, nous nous aimons; depuis trois mois, nous sommes l’un à l’autre; depuis deux heures, elle s’appelle Montmorency… comme moi!
Une sorte de gémissement râla dans la gorge d’Henri. Comme s’il n’eût rien vu, rien su!…
– Ne t’étonne pas, poursuivit fiévreusement François; ne t’exclame pas! Elle-même te dira demain que le chapelain de Margency nous a unis cette nuit. Mais ce n’est pas tout! En ce moment Jeanne pleure sur un cadavre: le seigneur de Piennes est mort! Mort dans l’église même, tout à l’heure, en me jetant un dernier regard qui m’ordonnait de veiller sur le bonheur de son enfant! Et ce n’est pas tout encore! Margency fait retour à la maison du connétable! Oh! Henri, Henri, ceci est affreux! Je laisse Jeanne seule au monde, sans défense ni ressource… m’entends-tu? me comprends-tu?
– J’entends… je comprends!…
– Frère, écoute-moi bien à présent. Acceptes-tu le dépôt que je veux te confier? Me jures-tu de veiller sur la femme que j’aime et qui porte mon nom?…
Henri frissonna longuement, mais il répondit:
– Je te le jure!…
– Si la guerre m’épargne, je retrouverai l’épouse dans la maison de son père, sans que jamais elle ait souffert en mon absence. Car tu seras là pour la protéger, la défendre. Me le jures-tu?
– Je te le jure!
– Si je succombe, tu révéleras ce secret au connétable et tu lui imposeras la volonté de ton frère mort: que ma part du patrimoine mette à jamais ma veuve à l’abri de la pauvreté, et lui fasse une existence honorée. Me le jures-tu?
– Je te le jure! répondit Henri pour la troisième fois.
François l’étreignit alors dans ses bras en disant:
– C’est bien. Maintenant, je puis partir!…
Et mettant toute son âme dans ce mot, il prononça lentement:
– Tu as juré… souviens-toi!…
À peine fut-il en selle qu’il alla se placer à la tête des deux mille cavaliers rassemblés sur une esplanade, sombre masse confuse hérissée de lueurs de sabres.
Une minute, François se tourna vers Margency.
Et il pleura!
Car ce fils aîné de la grande race guerrière avait un cœur tout vibrant de jeunesse et d’amour.
Il pleura et, à travers les larmes, ses yeux fouillèrent les ténèbres pour se reposer une dernière fois sur le toit qui abritait la bien-aimée.
Mais la nuit était profonde, la vallée noire, le bourg invisible. Il murmura:
– Adieu, Jeanne, adieu!…