– Jeanne! Jeanne! Il est parti! Il vous abandonne! Trop lâche pour proclamer son amour, il ne vous aime donc pas! Mais moi, moi, Jeanne! je vous adore à en perdre la raison, à en braver le ciel et l’enfer, à poignarder mon père de mes mains, si mon père s’opposait à mon amour! Jeanne! ô Jeanne! Que François meure donc de la mort des faibles puisqu’il n’a pas su vous garder! Moi, je vous veux! moi, je vous revendiquerai devant l’univers! Ô Jeanne, un mot d’espoir! ou plutôt, non, ne dites rien… un seul de vos regards sans colère me dira si je puis espérer… et s’il en est ainsi, le paradis dans l’âme, je m’éloignerai jusqu’à ce que vous me fassiez signe de venir… Et alors, je viendrai, plus humble que le chien qui rampe, plus fort que le lion qui garde sa lionne…
Il parlait à mots brefs, saccadés, hachés, s’exaltant, s’enivrant, envahi peu à peu par la violence de sa passion.
Jeanne l’entendait à peine. Toute sa volonté, toute sa force, elle les employait à se dégager de l’étreinte furieuse. Soudain, elle put s’arracher des bras de l’homme, qui s’arrêta haletant.
Alors, Jeanne, debout, amincie, agrandie, pour ainsi dire, par la tension de son être, jeta un long regard sur Henri, un regard terrible qui, de ses pieds, monta jusqu’à sa tête. Elle fit un pas. Son bras s’allongea. Son doigt toucha le front d’Henri. Et elle dit:
– Chapeau bas, monsieur. Sinon devant la femme, du moins devant la mort!
Henri tressaillit. Son regard trouble se posa un instant sur le cadavre, qu’il sembla apercevoir pour la première fois. D’un geste lent, il porta la main à son front, comme vaincu, comme pour se découvrir. Mais ce geste, il ne l’acheva pas. Son bras retomba. Ses yeux s’injectèrent de sang. Tout l’orgueil et toute la violence de sa race montèrent à son cerveau en une bouffée ardente. Et sa rage de sentir dominé, de se comprendre si petit, fit explosion.
– Par la mort-diable! savez-vous, madame, que je suis ici chez moi, et que seul, après mon père, j’ai le droit d’y demeurer couvert!
– Chez vous! éclata la jeune femme sans comprendre.
– Chez moi! Oui, chez moi! L’arrêt du Parlement communiqué ici restitue Margency à notre maison, et je ne souffrirai pas qu’une vassale…
Il n’acheva pas. D’un bond, Jeanne avait couru à une cassette enfermant les papiers du mort, l’avait ouverte, avait déplié le premier parchemin qui s’offrait à elle, l’avait parcouru et, le laissant tomber, sa voix s’élevait, couvrant celle de Montmorency, appelant les serviteurs:
– Guillaume! Jacques! Toussaint! Pierre! venez tous! entrez!… entrez tous!…
– Madame! voulut interrompre Henri.
Les serviteurs en deuil étaient entrés et, avec eux, plusieurs paysans de Margency.
– Entrez tous, continuait Jeanne enfiévrée, soutenue par une étrange exaltation. Entrez tous! Et apprenez la nouvelle: je ne suis plus ici chez moi!…
– Madame! gronda Henri…
Jeanne saisit une main glacée du cadavre et la secoua.
– N’est-ce pas, mon père, que nous ne sommes plus ici chez nous? N’est-ce pas qu’on nous chasse? N’est-ce pas, père, que tu ne veux pas rester une minute de plus dans la maison de la race maudite?… Allons, vous autres! n’entendez-vous pas que le seigneur de Piennes n’est plus ici chez lui! et qu’on chasse ce cadavre!… Dehors!… Dehors, vous dis-je!
Les joues brûlantes, les pommettes pourpres, les yeux en feu, la jeune femme courait d’un serviteur à l’autre, les poussait avec une force irrésistible, les plaçait autour du lit de camp… et, quand la manœuvre fut prête, elle fit un signe.
Huit hommes saisirent le lit, le soulevèrent sur leurs épaules, et les autres se formèrent en cortège, avec de sourdes malédictions, Jeanne marchant en tête!…
Henri, comme dans un cauchemar, vit le cadavre franchir la porte, puis Jeanne disparaître et, au loin, dans le village, il n’entendit plus qu’un sourd murmure d’imprécations…
Alors, violemment, il frappa le sol du pied, sortit, sauta sur son cheval et, furieusement, ventre à terre, il s’enfuit…
Jeanne, en arrivant chez la vieille nourrice où elle avait ordonné de porter le corps, tomba à la renverse, écrasée, anéantie, sans une larme, la force factice qui l’avait soutenue jusque-là soudain brisée.
Presque aussitôt, une fièvre intense se déclara; elle perdit la connaissance des choses, et seul le délire témoigna qu’elle vivait encore.
Henri passa une nuit terrible, avec des accès de honte humiliée, des accès de fureur démente, et des crises de passion. Le lendemain, il retourna à Margency, prêt à tout, – peut-être à un meurtre.
Une nouvelle l’écrasa: Jeanne se mourait! Son délire tomba.
Dès lors, il revint tous les jours rôder autour de la maison paysanne…
Cela dura des mois. Près d’une année s’écoula… une année atroce pendant laquelle sa passion s’exaspéra, pendant laquelle aussi il apprit tout à coup que Thérouanne avait succombé, que la place avait été rasée, que la garnison avait été passée au fil de l’épée, que François avait disparu!…
Disparu!…
Mort peut-être?…
Il l’espéra! Oui, dans l’âme de ce frère, germa, grandit et se fortifia l’abominable espoir…
François avait été tué: cela devait être!
Et il en eut l’irrévocable conviction le jour où quelques hommes d’armes exténués, amaigris, en lambeaux, passèrent par Montmorency et s’arrêtèrent au manoir.
Il les interrogea.
Ils racontèrent la prise de Thérouanne, la cité incendiée, rasée, le grand massacre de la garnison…
Quant au chef, quant à Montmorency, disparu!
On ne savait ce qu’il était devenu.
Et leur opinion se résuma très ferme.
– Mort!…
On l’avait vu un moment derrière une barricade que plus de trois mille assaillants attaquaient…
Et tranquille désormais, Henri se remit à rôder autour de la maison, attendant patiemment que Jeanne fût enfin guérie.
Un jour – onze mois après le départ de son frère! – il aperçut enfin Jeanne dans le pauvre verger de la vieille nourrice. À la palpitation de son cœur, il comprit que l’amour était tout-puissant en lui.
Jeanne était en grand deuil.
De son père? ou de François?
Nul ne le savait…
Seulement, elle tenait dans ses bras un enfant qu’elle serrait passionnément sur son sein.
Henri s’en retourna lentement, combinant un plan.
Enfin, Jeanne était guérie! Enfin, il allait pouvoir agir! C’était simple: enlever la jeune femme et l’emmener de force au manoir, l’emporter comme les hommes primitifs devaient emporter, dans leurs bras velus, la femme choisie! Le crime arrêté, étudié dans tous ses aspects, Henri se sentit plus calme qu’il ne l’avait jamais été depuis un an.
En arrivant dans la cour d’honneur, il vit un cavalier tout poudreux qui venait de mettre pied à terre.
Henri pâlit…
Mais il lui sembla que cet homme avait une figure joyeuse, qu’il était porteur d’une nouvelle qu’il devait croire heureuse…
Et il n’osait l’interroger.