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Jeanne se trouvait dans sa chambre, contemplant avec une inexprimable tendresse Loïse endormie sur le lit.

Cette chambre donnait sur le jardin, par une fenêtre à ce moment entrouverte.

Tout à coup, un bruit de pas se fit entendre dans la première pièce qui donnait sur la route, et une voix s’éleva, implorant la charité. Jeanne entra dans cette pièce, et voyant un moine quêteur qui tendait sa besace, coupa une miche de pain et la tendit en disant:

– Allez en paix, bon père. En d’autres temps, j’eusse fait mieux sans doute…

Le quêteur remercia en nasillant, combla Jeanne de bénédictions, et finalement se retira.

Alors Jeanne rentra dans sa chambre. Son premier regard fut pour le lit où reposait Loïse.

Et un cri horrible, un cri sans expression humaine, un cri de louve à qui on arrache ses petits, un cri de mère, enfin, jaillit de tout son être épouvanté:

Loïse avait disparu!

VI LE RETOUR DU PRISONNIER

Avons-nous assez dit quel était l’amour passionné, exclusif, indomptable de la mère pour l’enfant? A-t-on bien compris que pour Jeanne, Loïse, c’était l’univers, c’était la vie, c’était la foi impérissable, la raison d’être unique? Cette adoration qui avait pris naissance aux temps où Loïse n’était encore qu’un espoir, s’était développée, nourrie d’elle-même, était devenue une tendresse emportée, l’inexprimable sixième sens qui envahit une femme et s’empare d’elle tout entière!

Ce ne fut pas de la douleur. Ce ne fut pas du désespoir. Jeanne chercha son enfant avec la fureur, avec l’irrésistible rage d’un être qui cherche sa vie. Pendant quatre heures, hagarde, échevelée, rugissante, effrayante à voir, elle battit les haies, les fourrés, se déchira, s’ensanglanta, sans une larme, pitoyable et tragique.

La pensée lui vint soudain que l’enfant était à la maison… elle bondit, arriva haletante…

Au milieu de la grande pièce, un homme était là, debout, livide, fatal… Henri de Montmorency!

– Vous! vous qui ne m’apparaissez qu’aux heures sinistres de ma vie!

D’un élan il fut sur elle, lui saisit les deux poignets, – et d’une voix basse, rauque, rapide:

– Vous cherchez votre fille? Dites!… Oui! vous la cherchez! Eh bien, sachez ceci: votre fille, c’est moi qui l’ai! Je l’ai prise! Je la tiens! Malheur à elle si vous ne m’écoutez!

– Toi! hurla-t-elle. Toi, misérable félon! Ah! c’est toi qui m’as pris ma fille! Eh bien, tu vas savoir de quoi une mère est capable.

D’une secousse furieuse, elle voulut se dégager, pour mordre, pour griffer, pour tuer! il la maintint rudement.

– Tais-toi, gronda-t-il en lui meurtrissant les poignets. Écoute, écoute bien! si tu veux la revoir…

La mère n’entendit que ce mot: la revoir! Sa fureur se fondit. Elle se mit à supplier:

– La revoir! Oh! qu’avez-vous dit! La revoir!… Dites! oh! redites, par pitié! j’embrasserai vos genoux, je baiserai la trace de vos pas! Je serai votre servante! La revoir! vous avez bien dit cela?… Ma fille! Mon enfant! Rends-moi mon enfant!…

– Écoute, te dis-je!… Ta fille, à cette minute, est aux mains d’un homme à moi. Un homme? Un tigre, si je veux, un esclave! Nous avons convenu ceci: écoute, ne bouge pas!… Voici ce qui est convenu: Que je m’approche de cette fenêtre, que je lève ma toque en l’air, et l’homme tu entends bien? l’homme prendra sa dague et l’enfoncera dans la gorge de l’enfant… Bouge, maintenant!…

Il la lâcha et se croisa les bras.

Elle tomba à genoux, et de son front heurta la terre battue, voulant crier grâce, ne pouvant pas, élevant seulement ses mains en signe de détresse et de soumission…

– Relève-toi! gronda-t-il.

Elle obéit promptement, et toujours avec un geste affreux des mains tendues, suppliantes – balbutiantes, si nous osons dire, car à de certains moments tragiques, le geste parle.

– Es-tu décidée à obéir? reprit le fauve.

Elle fit oui, de la tête, démente, pantelante, terrible et sublime…

– Écoute, maintenant, François… mon frère… Eh bien, il arrive!… Tu entends? Ici, devant toi, je vais lui parler… Si tu ne dis pas que je mens, si tu te tais… ce soir ta fille est dans tes bras… Si tu dis un seul mot, je lève la toque… ta fille meurt!… Regarde, regarde… Voici François qui vient…

Sur la route de Montmorency, un tourbillon de poussière accourait, comme poussé par une rafale… et de ce tourbillon sortait une voix frénétique:

– Jeanne, Jeanne… C’est moi. Me voici!

– François! François! hurla Jeanne délirante. À moi! À moi!

D’un pas d’une tranquillité féroce, Henri se rapprocha de la fenêtre et gronda:

– C’est donc toi qui auras tué ta fille!

– Grâce! Grâce! Je me tais! J’obéis!

À cette seconde, François de Montmorency poussa violemment la porte et, haletant d’émotion, ivre de joie et d’amour, s’arrêta chancelant, tendit les bras, murmurant:

– Jeanne!… Ma bien-aimée!

*******

Oui, c’était François de Montmorency que bien des gens et le connétable lui-même, avaient cru mort et qui reparaissait après une captivité de plusieurs mois.

François, parti avec deux mille cavaliers, était arrivé dans Thérouanne avec neuf cents de ses hommes d’armes: le reste était tombé en route.

Il était temps! le soir même de son arrivée, un corps d’armée allemand et espagnol investissait la place et commençait aussitôt ses mines. Dès le surlendemain, le premier assaut fut donné: c’est là que périt d’Essé, l’un des anciens compagnons d’armes et de plaisir de François 1er.

Électrisés par le fils aîné du connétable, la garnison et les habitants de Thérouanne se défendirent deux mois avec l’énergie du désespoir. Cette poignée d’hommes, dans une cité détruite par les bombardements, parmi les ruines fumantes, repoussa quatorze assauts successifs.

Au début du troisième mois, des parlementaires ennemis se présentèrent pour proposer des conditions honorables. Ils trouvèrent François sur les remparts, mangeant sa ration de pain composé d’un peu de farine et de beaucoup de paille hachée. Il était entouré de quelques-uns de ses lieutenants, tous gens amaigris, avec des yeux luisants, des habits déchirés, des faces de lions.

Les parlementaires commencèrent à exposer les propositions de l’empereur.

Au moment où François allait répondre, des clameurs terribles s’élevèrent:

– Aux armes! Aux armes! criaient les français.

– Muerte! Muerte! (Mort! Mort!) hurlaient les envahisseurs.

C’était le corps espagnol qui, sans en avoir reçu l’ordre, assure-t-on, se précipitait à l’assaut par une brèche qui venait d’être faite.

Alors, dans les rues de Thérouanne incendié, commença une affreuse mêlée parmi les ronflements des flammes, les détonations des mines, le fracas des arquebusades, les imprécations et les clameurs déchirantes des blessés.

Le soir, il n’y avait plus derrière une barricade improvisée qu’une trentaine de combattants, à la tête desquels un homme levait à chaque instant son estramaçon rouge qu’il tenait à deux mains, et qui à chaque fois retombait sur un crâne.