Pendant quelques jours, Jeanne d’Albret, tout en continuant activement ses préparatifs, eut l’esprit préoccupé de cette lettre.
Elle avait simplement dit à l’envoyé du roi qu’elle ferait tenir une réponse.
Voilà où en étaient les choses lorsque, le soir du seizième jour après son départ de Paris, le comte de Marillac arriva en vue de La Rochelle.
Son cœur battit à la pensée qu’il allait revoir là reine.
Mais nous devons dire que cette émotion venait surtout des résolutions qu’il avait prises pendant la route.
Le comte avait pour Jeanne d’Albret un véritable culte. Il ne l’aimait pas seulement comme un fils dont l’affection n’a jamais subi la moindre altération, mais il l’admirait, il la tenait pour un esprit parfait, et l’idée d’encourir un blâme de cette reine lui était insupportable.
Or, les seize journées de route monotone qu’il venait d’accomplir, il les avait passées à se demander comment la reine de Navarre accueillerait son idée de mariage avec Alice de Lux.
Quand il y songeait, il ne voyait pas quelle objection la reine pourrait bien faire à ce mariage.
Mais, pour la première fois, il éprouvait de ces vagues inquiétudes qui semblent nous prévenir des catastrophes proches et qui sont comme des frissons d’âme.
Qu’était-ce en effet qu’Alice de Lux?
Qui le savait au juste?
D’où venait-elle? Qu’était-elle venue faire à la cour de Jeanne d’Albret?
Jusqu’alors, aucune de ces questions ne s’était nettement présentée à son esprit. Il aimait ou plutôt, comme nous l’avons expliqué, il adorait Alice sans la discuter, ce qui est le propre même de l’adoration.
Maintenant qu’il se trouvait en présence d’une résolution précise, il lui fallait des arguments précis pour le cas où Jeanne d’Albret lui eût déconseillé le mariage.
Il faut noter ici que jamais le comte n’avait interrogé Alice. Il eût cru la renverser du piédestal où il l’avait mise s’il lui avait posé une seule question sur son passé. Qu’est-ce en effet qu’une question, sinon la forme hypocrite du soupçon? Et qu’est-ce que le soupçon, sinon le doute, c’est-à-dire, au fond, la conviction inavouable que la femme aimée est indigne – inavouable jusqu’au moment où elle s’affirme avec violence, et où il ne saurait plus être question d’amour, mais de vanités blessées.
Le comte de Marillac n’était et ne pouvait être jaloux. Il était inquiet, voilà tout: inquiet non pas de ce qu’il penserait, lui, d’Alice; mais de ce qu’en penserait la reine. Que savait-il d’Alice de Lux?
Un jour, il l’avait trouvée non loin de sa voiture brisée, là-bas, dans les montagnes de Béarn. Il l’avait conduite à la reine. Alice avait dit qu’elle fuyait Catherine de Médicis. Voilà en quelques mots tout ce qui était connu de cette jeune fille.
Quant à sa famille, le comte s’en inquiétait peu. Alice eût été de roture qu’il lui eût peu importé. Alice, d’ailleurs, était de bonne famille. Un de Lux avait occupé, au début du règne de Louis XII, un important emploi en Guyenne. La jeune fille avait de bonne heure perdu son père et sa mère, et il ne lui restait plus que de vagues cousins. La reine de Navarre n’en savait pas plus long.
Donc, le comte de Marillac était violemment agité en entrant dans la ville de La Rochelle. Il s’informa aussitôt de la maison où logeait la reine.
Lorsque Marillac se trouva en présence de Jeanne d’Albret, il oublia toutes ses préoccupations personnelles et il eut un moment de joie qui éclata dans ses yeux. La reine lui tendit sa main qu’il baisa avec une affection passionnée et non en courtisan.
– Vous voilà donc, mon cher enfant, dit doucement la reine émue. J’espère qu’aucun événement fâcheux ne vous ramène parmi nous…
– Non, madame… au contraire.
Jeanne d’Albret considéra un instant le comte avec une tendresse grave. Une question était sur ses lèvres, et elle hésitait à la formuler. Attentif aux pensées de la reine, Marillac comprit, et dit:
– Sa Majesté le roi de Navarre est en parfaite santé, madame, et aucun danger ne le menaçait à l’heure où j’ai quitté Paris. J’en dirai autant de monsieur l’amiral et de monsieur le prince.
– C’est mon fils qui vous envoie? demanda la reine visiblement soulagée d’une grosse inquiétude.
– Non, madame, fit Déodat. Je vous suis député par madame Catherine qui a pris soin de m’accréditer auprès de Votre Majesté.
En même temps, il tira de son pourpoint la lettre de Catherine de Médicis et, mettant un genou à terre, la tendit à Jeanne d’Albret, et le comte de Marillac ne se releva que lorsque Jeanne d’Albret eut lu entièrement la missive de Catherine de Médicis.
– Vous avez donc vu la mère du roi de France? demanda Jeanne.
– Je l’ai vue, madame, et voici en quelles étranges circonstances.
Marillac fit un récit fidèle et circonstancié de son entrevue avec Catherine, en tout ce qui concernait les propositions de paix et de mariage. Il énuméra les garanties offertes. La reine écouta avec une attention soutenue, bien que son esprit, à ce moment, suivît une autre piste.
– Comte, dit-elle lorsque Marillac eut fini de parler, je vous chargerai de porter une réponse à là reine-mère. En même temps, vous serez porteur d’une lettre pour le roi Charles IX. Et enfin, je vous donnerai des lettres pour le roi de Navarre et M. de Coligny. Je réfléchirai aujourd’hui et demain aux propositions qui nous sont faites. Après demain, Je rassemblerai notre conseil, et il sera délibéré sur toutes ces graves questions. Vous pourrez donc reprendre dans trois jours le chemin de Paris. D’ici là, reposez-vous, mon enfant, et soyez près de moi aussi souvent que vous le pourrez…
Marillac s’inclina profondément, admirant le calme impassible avec lequel la reine avait reçu ses propositions extraordinaires d’où dépendait le sort de son fils et de tous les protestants du royaume.
Jeanne d’Albret, avec cet accent de sensibilité qu’elle avait lorsqu’elle parlait à ceux qu’elle aimait, reprit:
– Pour le moment, laissons de côté la politique et la guerre, et parlons de vous, mon cher comte… Ainsi, vous avez vu la reine Catherine?
Cette question, elle la fit presque à voix basse, avec une ardente curiosité que dominait, qu’inspirait une grande affection. Le comte l’attendait cette question! Il comprit le sens caché des paroles de la reine, car avec un soupir et un tremblement soudain, il répondit:
– Oui, madame, j’ai vu ma mère…
Jeanne d’Albret n’eut pas un tressaillement. Elle s’attendait à la réponse comme Déodat s’était attendu à la demande.
– J’ai vu ma mère, reprit Déodat, et ma mère a reconnu en moi le fils qu’elle a abandonné…
– Êtes-vous bien sûr de cela? fit vivement Jeanne d’Albret.
– Votre Majesté va en juger. Ma mère n’a pas prononcé un mot d’affection; ma mère n’a pas eu un geste qui pût laisser supposer qu’elle me reconnaissait: ma mère n’a pas eu pour moi un regard de pitié… Bien mieux, madame, j’ai dit à ma mère que j’étais un enfant abandonné; je lui ai dit encore tout ce que j’avais souffert, tout ce que je souffrais encore!… J’ai eu un instant l’espérance folle de lui arracher un cri, ma mère a entendu mon désespoir éclater en paroles d’amertume, et aucune fibre n’a tressailli sur son visage… Tout cela est vrai, madame… et pourtant, je dis que ma mère…
Le comte s’arrêta frémissant.