– Moi! Je veux que le diable m’arrache la langue si jamais cette langue se gausse de toi! Je te parle sérieusement, chevalier. Oui, je comprends ta surprise. Je sais bien que je t’ai toujours prêché de te méfier des femmes… Mais que veux-tu! Puisqu’il n’y a pas moyen de te faire revenir à des pensées plus raisonnables, il faut bien que je me plie à ta folie… Tu épouseras donc Loïse, Loïson, Loïsette…
– Mon père, fit le chevalier d’une voix tremblante, il ne peut être question de cela… Oubliez-vous que Loïse est la fille de François de Montmorency!
– Eh bien! s’écria le vieux routier stupéfait.
– Comment pouvez-vous concevoir que la fille du plus illustre seigneur de France puisse épouser un gueux comme moi!
– Ah! Ah! Voilà donc ce qui, au fond, te met la cervelle à l’envers!
– Eh! bien, oui, mon père… et vous avez bien raison; c’est une folie pour moi que d’aimer Loïse de Montmorency.
Le vieux Pardaillan saisit la main de son fils et gravement lui dit:
– Et moi, je te dis que tu l’épouseras. Ce n’est pas tout, chevalier: si l’une des deux parties, en présence doit être honorée, c’est la famille Montmorency. Un homme comme toi vaut un roi, j’entends un vrai roi du temps où les rois pouvaient donner au monde des leçons de bravoure et de générosité. Ne crois pas que ma paternelle affection m’aveugle. Je sais ce que tu vaux. Je suis sûr que le maréchal le sait aussi. Et la petite Loïson doit le savoir. Et si elle ne le sait pas, elle le saura. Tu l’épouseras, te dis-je.
Le chevalier secoua la tête. Il voyait les choses plus clairement que son père, et se rendait compte exactement de la distance qui pouvait séparer un Pardaillan d’un Montmorency. Mais comme il avait décidé une fois pour toutes d’aimer sans intérêt et de se dévouer sans espoir de récompense, il reprit:
– Quoi qu’il en soit, monsieur, il s’agit tout d’abord de retrouver la dame de Piennes et sa fille.
– Tu as pardieu raison.
– Et vous dites que vous savez où elles se trouvent?
– Non, mais j’ai le moyen de le savoir! Je ne sais comment je n’y ai pas pensé plus tôt. Va prévenir M. le maréchal de Montmorency… ou plutôt, non… partons. Et ce sera beau que ce soit justement moi qui lui ramène la petite Loïsette.
– Partons, mon père! fit le chevalier avec une hâte fébrile.
En effet, le vieux Pardaillan se montrait si sûr de son fait que le chevalier ne doutait nullement de le voir ramener Jeanne de Piennes et Loïse à l’hôtel Montmorency. Et alors, qu’arriverait-il?… En route, le vieux Pardaillan s’expliqua.
– Il y a un homme qui sait assurément où se trouvent tes deux princesses au bois dormant. Et cet homme, c’est le damné intendant de Damville, celui qui sait tous les secrets du maître.
– Gilles!… Ah! vous avez raison… courons, mon père!
– Nous le tenons, n’aie pas peur!
– Qui sait s’il n’a pas trouvé le moyen de sortir de la cave, lui qui doit bien connaître l’hôtel jusque dans ses dessous!
– Et toi qui voulais lui donner la clef des champs!… Mais quant à sortir de la cave, rassure-toi. J’ai eu le temps de l’étudier, et je t’assure que s’il y avait eu une issue, je l’aurais trouvée.
Cependant, ce que venait de dire le chevalier ne laissa pas d’inquiéter le vieux Pardaillan. Il y avait peut-être un secret. Le père et le fils se mirent à courir et, arrivés à l’hôtel de Mesmes, ils y entrèrent par le jardin. Quelques instants plus tard, ils étaient devant la porte de la cave. Homme de sang-froid s’il en fut, le vieux routier retint son fils qui voulait ouvrir aussitôt et se mit à écouter. Sans doute, de l’intérieur, Gilles et Gillot avaient entendu les pas, car à peine Pardaillan et son fils se furent-ils arrêtés devant la porte qu’une voix lamentable leur parvint:
– Ouvrez, au nom du ciel! Ouvrez, qui que vous soyez!…
– Qui êtes-vous? demanda le vieux routier en déguisant sa voix.
– Je suis maître Gilles, l’intendant de monseigneur de Damville. Nous avons été enfermés dans cette cave par un misérable, un homme de sac et de corde, un truand…
– Assez! Assez, maître Gilles! s’écria Pardaillan qui éclata de rire.
– Le damné Pardaillan! se lamenta Gilles en reconnaissant la voix de celui qu’il avait voulu enterrer.
– Lui-même, mon digne intendant! Et votre neveu, comment se porte-t-il? Je viens pour lui couper les oreilles.
On entendit au loin un gémissement, puis un bruit de futailles qu’on remue… c’était Gillot qui cherchait une profonde cachette pour sauver ses oreilles.
– Et quant à vous, maître Gilles, reprit Pardaillan, écoutez-moi bien.
– Je vous écoute, monsieur! haleta l’intendant.
– J’ai eu pitié de vous… et c’est pour cela que je reviens.
– Ah! soyez béni, monsieur!
– Oui, je me suis dit qu’il serait indigne d’un chrétien de vous laisser ici mourir lentement de faim…
– Tout à fait indigne, monsieur! fit la voix éplorée.
– Et que ce serait un supplice abominable…
– Hélas! on ne peut plus abominable!
– J’en sais quelque chose, maître Gilles! C’est le supplice que vous avez voulu m’infliger. Mais enfin, j’ai bonne âme au fond, et je ne veux pas vous faire souffrir. Alors, écoutez-moi. Avez-vous remarqué à la quatrième poutre en partant du soupirail un clou énorme, bien solide, et bien enfoncé? Non? Vous n’avez pas remarqué? Je le connais ce clou, moi, vu que j’ai eu la pensée de m’y pendre. Sachez donc que j’ai apporté une bonne corde neuve et propre comme il convient. Cette corde, je l’attacherai par un bout au clou de la poutre et par l’autre bout à votre col…
– Miséricorde! Vous me voulez pendre!
– Pour vous empêcher de mourir de faim, ingrat!… Quant à votre neveu, je ne lui ferai d’autre mal que de lui couper les deux oreilles.
On entendit un gémissement et un sanglot. Pardaillan ouvrit la porte. Et dans l’obscurité, il aperçut Gilles, à genoux sur l’une des marches de l’escalier; il était livide, hideux.
– Chevalier, dit le vieux routier, demeurez à cette porte; armez vos pistolets; et si l’un de ces deux misérables fait mine de vouloir sortir, tuez-le sans pitié.
– Grâce, monseigneur, gémit l’intendant.
– Or ça, tu as donc bien peur de mourir?
– Oui… hoqueta le vieillard; j’ai peur… bien peur… ne me tuez pas.
Ses dents claquaient. Son visage se décomposait. Il était évidemment au paroxysme de l’épouvante.
– Tu as peur, continua Pardaillan. Et si je t’offrais un moyen de sauver ta vie?
– Oh! bégaya le vieillard en tendant ses bras avec désespoir: tout ce que vous voudrez, tout! Demandez-moi ce que j’ai pu entasser d’or et d’argent depuis que je vis. Je suis riche, très riche. (Pardaillan songeait à ce coffre qu’il avait pris pour le coffre de Damville.) Je vous donne tout!…
– Je ne veux pas de ton argent, dit le vieux routier.
– Quoi alors? Dites! Parlez! J’accorde, je donne tout ce que vous voudrez! Oh! j’ai peur… peur!… grâce! pitié!…
La terreur de Gilles était en effet parvenue à un tel degré que Pardaillan jugea dangereux de le soumettre à une plus longue épreuve.
– Voyons, dit-il, rassure-toi. Je ne te tuerai pas. Tu ne seras pas pendu. Et même, tu pourras t’en aller d’ici, à une seule condition…
– Laquelle! cria le vieillard dans un véritable râle de joie effrénée.
– Tu me diras où ton maître le maréchal a conduit la dame de Piennes et sa fille…