– Le maréchal de Damville! gronda le routier avec, un juron.
En même temps, il saluait de son plus gracieux sourire et de son plus beau geste. Damville, d’une violente secousse, avait arrêté son cheval et demeurait pétrifié, les yeux rivés sur ce Pardaillan, qu’il croyait mort au fond des caves de son hôtel, dont il avait donné l’ordre de jeter le cadavre à la Seine et qui lui apparaissait, très vivant, tout hérissé d’ironie.
«Oh! oh! songeait à ce moment le vieux routier, la fête est complète! Tous mes assassins me regardent! Tiens-toi bien, Pardaillan!»
Il redoubla les sourires et les saluts. En effet, près de Damville, trois ou quatre cavaliers s’étaient également arrêtés.
– L’homme que nous avons grillé dans le cabaret! s’écria l’un.
– Celui qui est mort avec le chevalier de Pardaillan! fit un autre.
– Mort, grillé, incendié, réduit en cendres, le revoilà en chair et en os!
Ces cavaliers, qui étaient de la suite du duc d’Anjou, c’étaient Quélus, Maugiron, Saint-Mégrin et Maurevert… Ils considéraient avec une stupéfaction hébétée l’homme qu’eux aussi pouvaient à bon droit croire trépassé.
Cependant Pardaillan, que tous ces regards convergés vers lui ne troublaient aucunement, commençait à se dire que la rencontre pourrait bien fort mal tourner pour lui. En conséquence, il essaya de descendre de sa chaise afin de se faufiler dans la foule et de disparaître.
– Messieurs, dit-il, vous êtes trop à me regarder. Vous finiriez par me faire rougir de cet excès d’honneur.
Malheureusement, la foule était si tassée, si compacte autour de lui, que force lui fut de demeurer immobile sur son piédestal. Tout cela n’avait d’ailleurs duré que quelques instants.
Au moment où Pardaillan cherchait inutilement à descendre de sa chaise, le duc d’Anjou s’étant retourné, s’aperçut que plusieurs de ses gentilshommes s’étaient arrêtés. Il appela Quélus, son favori, qui s’approchant de lui, se mit à lui parler vivement. Le duc d’Anjou, fit alors un signe au capitaine de ses gardes. Puis tout ce monde, entraîné par la marche du cortège, continua à s’avancer. Mais si vite que se fussent accomplis ces différents mouvements, ils n’avaient pu échapper à l’œil perçant du vieux routier.
– Les choses se gâtent! dit-il à haute voix, à là grande surprise de ses voisins immédiats.
Il faut noter, en effet, que Pardaillan n’était pas le seul perché sur une chaise. Près de lui, à sa gauche, il y avait une table qui supportait sept ou huit curieux. À sa droite, une sorte de tréteau était couvert par une dizaine de personnes. Il y avait aussi des chaises en quantité. Pardaillan prit le seul parti qui lui restait à prendre: il fit basculer sa chaise qui tomba; l’instant d’après, il se trouva sur la chaussée au milieu de gens qui hurlaient, furieux. L’aspect martial de Pardaillan leur imposa silence.
Mais ce n’était pas tout:
– Il fallait, coûte que coûte, sortir de cette foule et disparaître au plus tôt. Car Pardaillan ne doutait nullement que les mots prononcés par le duc d’Anjou à l’oreille de son capitaine des gardes n’eussent trait à sa modeste personne, autre excès d’honneur dont il se fût passé. Il commença donc à jouer des coudes.
À ce moment, au lieu de s’ouvrir devant lui, la foule reflua violemment et, pour ne pas être entraîné, Pardaillan s’accrocha au marteau de la porte devant laquelle sa chaise était placée. Que se passait-il?
On eût dit qu’une partie du cortège royal faisait demi-tour, revenant sur ses pas. Une vingtaine de cavaliers, au grand trot, accouraient sans s’inquiéter des cris de terreur des femmes et des blasphèmes des bourgeois. Il y eut une fuite éperdue, un reflux désordonné des vagues populaires.
Et Pardaillan, accroché à son marteau, vit couler le flot sans comprendre les causes de cette fuite. Enfin, il se vit seul, tout seul contre cette porte. Alors, il lâcha le marteau et se retourna. Or, dans le mouvement brusque qu’il exécuta à cet instant, le marteau frappa sur son clou arrondi. Le coup résonna sourdement dans l’intérieur de la maison.
Pardaillan se retourna donc, et demeura tout ébaubi: il se trouvait seul dans un grand demi-cercle dont la corde était formée par les maisons de la rue et dont la ligne de circonférence était formée par des cavaliers sur un rang. Le cavalier qui se trouvait au milieu de cette ligne était grand, superbe, noir de barbe, avec des yeux durs; il portait un costume d’une sévère magnificence. C’était Henri de Montmorency, duc de Damville, maréchal des armées du roi.
Près de lui, un homme au sourire mauvais couvait Pardaillan d’un regard mortel. C’était Orthès, vicomte d’Aspremont, qui était monté à cheval pour aller au-devant de son maître et avait pris place dans le cortège. À l’aile droite de la courbe, se trouvaient Maurevert et Saint-Megrin. À l’aile gauche, Quélus et Maugiron. Les intervalles étaient remplis par des cavaliers qui avaient suivi les mignons sur l’ordre du duc d’Anjou.
Pardaillan se redressa. Son long corps maigre et sec parut s’allonger encore. Ses yeux se plissèrent et firent lentement le tour de cette assemblée. Les talons joints comme à la parade, les jambes raides, le poing gauche sur la hanche, il se découvrit de la main droite, traça un large salut de sa toque dont la plume noire parut vouloir balayer tout ce monde, puis il remit sa toque sur sa tête, l’assura sur le coin de l’oreille d’un coup de poing, et d’une voix de fanfare, il dit:
– Bonjour, messieurs les assassins!
Un murmure féroce parcourut le rang des cavaliers. Seul, Damville demeura froid et terrible. Mais l’un d’eux fit un geste, et tous se turent: c’était le capitaine des gardes du duc d’Anjou. Il dit:
– Monsieur de Pardaillan, votre épée!
– Allons donc! claironna la voix de Pardaillan. Tu parles comme si tu étais Xerxès en personne. Je te répondrai comme si je m’appelais Léonidas, ni plus ni moins! Tu veux mon épée: viens la prendre!
En même temps, il tira sa rapière en un de ces gestes flamboyants dont avait hérité son fils, la maintint un instant toute droite au-dessus de sa tête, puis, en appuyant la pointe sur le bout de sa botte, il se pencha légèrement, appuyé des deux mains sur la garde en croix et se mit à rire d’un rire aigre et désespéré. Sa suprême pensée à ce moment était:
– Plutôt que d’aller pourrir au fond de quelque cachot d’où je ne sortirais que pour marcher à Montfaucon ou à la place de Grève, mourons ici et montrons à ces freluquets comme il faut savoir tomber avec élégance!
Maugiron prit la parole et dit:
– Monsieur est dur à cuire! Il a une couenne qui résiste à la grillade, sans quoi il fût resté dans les cendres du cabaret de la Truanderie où nous l’avons enfumé, n’est-ce pas, messieurs?
Il y eut un éclat de rire; avant d’assommer l’animal, ils étaient décidés à s’en amuser. Pardaillan répondit:
– Si ma couenne fut dure à cuire, ta face de mignon fut facile à ébouillanter, si je ne me trompe; un peu plus, je te faisais frire dans l’huile bouillante comme un gentil merlan; tu y perdis quelques écailles.
Maugiron eut un geste de rage.
– Sus! cria-t-il en poussant son cheval.
Mais un geste de Damville l’arrêta. Lui aussi voulait placer son mot.
– Eh messieurs! ne voyez-vous pas que nous avons affaire à un âne revêtu de la peau du lion? Sur ma parole, le truand a dévalisé quelque armoire de mon hôtel pour se vêtir décemment.:
– Ah! monseigneur, trompetta Pardaillan, tu fais erreur, il me semble! L’âne, c’est bien toi, et le lion, c’est moi. La preuve, et je te défie de la réfuter, la preuve, c’est que je voulus me ganter chez toi sans y réussir; je ne trouvai que gants pour sabots aucun n’allait à ma griffe. Et pourtant, j’essayai tous les gants de ton étable, tous, te dis-je, jusqu’à celui qui est encore cloué à ta porte!…