– Misérable chien! hurla Damville.
– Entendons-nous! fit Pardaillan. Est-ce lion? Est-ce chien? Est-ce âne?
– Je déchirerai ta carcasse à coups de lanière!
– Tiens! Je croyais que ton arme, c’était l’épée. Pardon! c’est la lanière, comme un valet!
– Monsieur! votre épée! gronda encore le capitaine d’Anjou. Au nom du roi, votre épée!
– Dans ton cœur ou ton ventre! à ton choix! grinça Pardaillan.
– Finissons-en! dit Damville.
Cette scène avait duré beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour la lire. Il est à noter qu’à chacune de ces insultes qui se croisaient et cliquetaient comme des épées qui prennent l’engagement, le cercle entier avançait d’un pas nouveau et se resserrait autour de Pardaillan, toujours debout contre la porte. Au moment où le maréchal commanda d’en finir, les cavaliers avancèrent encore.
Ils avaient tous l’épée à la main.
Derrière ce cercle, à droite et à gauche, la rue était noire de monde; une foule bruyante, agitée, nerveuse, dans le bruit lointain des fanfares, dans le grondement des cloches et des canons, cherchait à voir ce qui se passait; aux fenêtres, des centaines de curieux se penchaient.
– Ils le prendront! criait l’un.
– Mort ou vif! dit une femme qui s’intéressait aux mignons.
– Noël pour la moustache grise! glapit un gamin juché sur une corniche d’un premier étage.
Pardaillan salua le gamin d’un geste et d’un sourire.
– En avant! gronda Henri de Montmorency.
– Un instant! fit une voix fielleuse. Monsieur que voici est le père d’un certain chevalier de Pardaillan qui a osé insulter Sa Majesté le roi jusque dans son cabinet. Prenons-le vivant! Et la torture saura bien lui faire dire où est son fils!
C’était Maurevert qui parlait ainsi. Le conseil était terrible. Les yeux de Damville jetèrent une lueur sanglante. Ce chevalier, ce fils, comme le vieux, connaissait le secret de sa conspiration. S’il pouvait les anéantir tous deux du même coup!… Au moment où les cavaliers éperonnant leurs chevaux, se précipitaient sur Pardaillan, le maréchal cria:
– Oui! oui! vivant! Et qu’il dise où est son fils!…
– Le voilà! tonna une voix vibrante, rugissante, formidable.
À cette seconde, il y eut dans la troupe un désordre inexprimable: on vit l’un des cavaliers tomber, rouler dans la poussière de la chaussée; et, à sa place, sur son cheval, apparut un jeune homme à la figure figée dans un sourire d’intense ironie, mais aux yeux flamboyants; et ce nouveau venu, par une audacieuse manœuvre, affolait le cheval dont il venait de s’emparer, lui labourant les flancs à coups d’éperon, lui brisant la bouche à coups de furieuses saccades sur le mors; la bête hennissait de douleur, se mettait à ruer, à se cabrer, faisait feu des quatre sabots; le cercle se reculait, la foule fuyait avec des hurlements; et le vieux Pardaillan, dans une clameur de joie délirante et de mortelle inquiétude paternelle, jetait un cri:
– Mon fils!…
– Tenez bon, monsieur, répondait froidement le chevalier.
Car c’était lui!… Voici ce qui s’était passé:
En sortant de la maison de la rue de la Hache, le chevalier, arrêté un moment rue de Beauvais par la foule qui attendait le passage du roi avait pu reprendre son chemin vers le cabaret des Deux morts qui parlent lorsque cette foule s’était précipitée vers la rue Montmartre par où devait passer le cortège royal. Le chevalier arriva donc tout naturellement à la rue Montmartre et il y entra au moment où les derniers cavaliers du cortège s’éloignaient dans la direction de la Seine.
Là, un groupe énorme de badauds stationnait autour de quelque chose qu’il ne voyait pas. Mais ce que vit parfaitement le chevalier, ce fut la haute stature du maréchal de Damville. Il allait passer outre, lorsqu’ayant inspecté les cavaliers qui dominaient la foule, il reconnut Maurevert et les mignons qui semblaient s’avancer vers une porte, tout en échangeant des paroles accompagnées de force gestes menaçants qui s’adressaient évidemment à un piéton qu’ils enserraient.
La première pensée du chevalier fut de s’écarter pour ne pas être reconnu, et de chercher à gagner la rue Tiquetonne. Et déjà il commençait à opérer son mouvement de retraite, lorsqu’il crut reconnaître la voix de son père! Aussitôt, il se rua tête baissée dans la foule; bourrades, coups de coude, coups de pied; vociférations indignées de bourgeois.
Il passa. En quelques secondes, il parvint aux cavaliers qui entouraient Pardaillan. Il vit son père acculé contre la porte, se mettant en garde au moment où la bande s’avançait.
Le chevalier regarda autour de lui comme pour demander conseil aux circonstances, et il eut un sourire. Dans les occasions suprêmes, il avait ainsi de ces sourires en lame d’épée, qui étaient terribles à voir. D’un geste rapide, il assura sa rapière. D’un deuxième geste, il tira sa dague. Alors, il bondit.
S’accrocher à l’étrivière du premier cheval auquel il se heurta, se hisser d’un élan sur la selle, placer la pointe de sa dague sur la gorge du cavalier stupéfait et terrifié fut pour lui l’affaire d’un instant:
– Descendez, monsieur! dit le chevalier, glacial et souriant.
– Vous êtes fou, monsieur!
– Non, je suis fatigué, et j’ai besoin d’un cheval. Descendez, ou je vous tue!
Le cavalier leva le pommeau de son épée pour assommer l’étrange adversaire, Mais il n’eut pas le temps d’achever. Un coup de dague en pleine poitrine l’atteignit. Il se renversa et roula. Le chevalier enfourcha la bête et dégaina sa rapière. Et furieusement il bondit. Cela avait eu la rapidité et le flamboiement d’un éclair.
– Mon fils! hurla le vieux Pardaillan.
Le chevalier lui sourit.
Et il y avait on ne savait quoi de fantastique à voir ce forcené qui semblait évoluer sur la Bête de l’Apocalypse, dont chaque geste était un coup de foudre, dont l’immense rapière traçait d’éblouissantes zébrures et se rougissait à chaque détente, dont le cheval sautait, bondissait, ruait à droite, ruait à gauche, fou furieux, oui, et cependant son visage immobile semblait une ironie vivante, la bouche plissée comme pour lancer une moquerie sans violence, les yeux, maintenant, révélant des pensées aigres-douces plutôt que de la fureur!
Un large espace demeura vide autour du vieux routier. Et il y eut alors quelques secondes de répit pendant lesquelles chacun étudia rapidement la situation. Le chevalier, au centre de cet espace vide, avait arrêté son cheval frémissant et le maintenait d’une main de fer. Et la bête immobile, le nez au vent, son poil noir hérissé par la douleur, ressemblait à une statue de bronze éclaboussée d’écume. Le chevalier se taisait, les lèvres serrées, attentif. Le vieux Pardaillan, de sa voix rauque, couvrait d’injures ses adversaires qui lui ripostaient de loin.
Cependant, tandis qu’on s’invectivait ainsi, ces quelques secondes de répit effaré étaient mises à profit par le vieux Pardaillan. Les tables, les chaises, les échelles, tout ce qui, autour de lui, avait servi aux curieux, maintenant en déroute, il s’en emparait rapidement, les entassait en rempart avec la prodigieuse habileté qu’il avait de ces sortes d’opérations, et à ce rempart, qui se dressait devant la porte à laquelle il était acculé, il ne laissait qu’un étroit passage.
– Pour le chevalier, quand il sera désarçonné, grommela-t-il.
Quant au maréchal de Damville, il s’était mis à l’écart, un peu honteux d’avoir fourvoyé sa dignité à une besogne d’arrestation; car pour lui l’arrestation ne faisait pas de doute. Les mignons, comme on l’a vu, rugissaient des insultes, et cependant, se mettaient en bataille. Les cavaliers, amenés par le capitaine des gardes d’Anjou, n’attendaient qu’un signe de leur chef. Ce répit amené par la foudroyante intervention du chevalier dura en tout une dizaine de secondes. Le capitaine, d’un geste, imposa silence aux mignons, et dit en s’adressant aux deux Pardaillan: