Aucune intervention ne s’était produite: depuis qu’elle avait été arrachée à son logis de la rue Saint-Denis, toujours il n’y avait eu autour d’elle que silence. Un moment, elle s’était raccrochée à cet espoir que le chevalier de Pardaillan n’avait pas remis la lettre. Elle s’exerça à lui supposer assez de perversité pour ne pas remplir la mission dont il s’était chargé, comme le père avait été assez pervers, jadis, pour exécuter l’enlèvement de Loïse.
Mais à force d’y songer, elle s’affirmait que cela même était impossible. Tantôt elle se disait qu’un homme si jeune, qui aimait probablement sa fille, ne pouvait être arrivé encore à ce degré de méchanceté. Tantôt elle se disait que l’intérêt même du chevalier devait l’avoir poussé à accomplir sa mission. Elle en arriva donc à admettre que François de Montmorency l’abandonnait. Et cette affreuse conviction qui enlevait le secret espoir de sa vie activa la maladie qui la rongeait.
Quant à Loïse depuis qu’elle savait que ce jeune homme en qui elle avait eu si naïvement confiance était le fils de l’homme qui l’avait enlevée jadis, elle faisait d’inutiles efforts pour le détester ou pour l’oublier. Telle était la situation morale des deux femmes, lorsqu’un soir Alice de Lux monta chez elles.
Elle était plus pâle encore que d’habitude. Jeanne et Loïse la considéraient avec un effroi mêlé de pitié. Alice se tint debout devant la Dame en noir, les yeux baissés.
– Madame, dit-elle, rendez-moi au moins cette justice que j’ai tout fait pour adoucir votre captivité.
– Cela est vrai, dit Jeanne, et je ne me plains pas.
– Une abominable circonstance de ma malheureuse vie, madame, m’a obligée à me faire geôlière.
– Vous me l’avez dit, pauvre femme, et je vous ai plainte de tout mon cœur…
– Ainsi, dit Alice qui frissonna légèrement, lorsque vous serez libre vous ne vous en irez pas en me maudissant… vous ne conserverez aucune haine contre moi?
Jeanne secoua amèrement la tête.
– Libres!… Hélas!… le serons-nous jamais?
– Vous l’êtes!
Un tressaillement agita Jeanne de Piennes. Loïse pâlit.
– Vous êtes libres toutes deux, reprit Alice avec une calme fermeté; cette circonstance dont je vous parlais n’existe plus. Adieu, madame… adieu, chère demoiselle… puissiez-vous garder pour moi plus de pitié que de ressentiment!… Je vous délivre de ma présence qui doit vous être odieuse… Cette porte est ouverte… les portes du bas le sont également… Adieu!
À ces mots, Alice de Lux se retira. La mère et la fille demeurèrent un instant comme accablées de la triste joie qu’elles éprouvaient. Puis, elles s’embrassèrent dans une étreinte pleine d’effusion. À ce moment, une pensée fit tressaillir Jeanne de Piennes. Elle allait se trouver avec sa fille sans aucune ressource, sans logis, sans pain. Retourner à la maison de la rue Saint-Denis, c’était sans aucun doute retomber au pouvoir d’Henri de Montmorency. Elles étaient libres, soit! mais où aller?
Jeanne comprenait qu’elle n’aurait plus la force de travailler pour sa fille, comme jadis. Ainsi, cette liberté qu’on lui offrait n’était qu’un changement de désespoir. Elle y gagnait seulement de ne plus redouter Henri de Montmorency.
– Qu’allons-nous devenir? ne put-elle s’empêcher de murmurer.
– Ma mère, dit bravement Loïse, comme si elle eût suivi pas à pas la pensée de Jeanne, vous avez travaillé pour nous deux; maintenant, ce sera mon tour, voilà tout!… Et quant au plus pressé, nous avons encore ce beau diamant que vous m’avez montré plus d’une fois.
– Ce diamant, ma chérie! Écoute, tu venais de m’être enlevée, je pleurais, je courais comme une folle, il me semblait qu’on m’avait arraché le cœur, qu’on m’avait enlevé l’âme de ma vie, et je comprenais que j’allais mourir, lorsque cet homme se présenta dans la cabane; il te portait dans ses bras et te tendit à moi en prononçant quelques paroles, et pendant que délirante de joie, je te mangeais de caresses, cet être généreux, dont jamais je n’oublierai le loyal regard rempli de larmes, disparut… Il disparut, ma Loïse, mais sa rude et franche physionomie est restée dans ma mémoire… Tu sais combien je vénère cet homme; tu sais que la gratitude que je lui ai vouée est égale à l’horreur que m’inspire l’abominable Pardaillan… Or, écoute maintenant… Je te pris dans mes bras et je partis pour Paris. Je ne songeais pas alors que j’étais sans ressources, comme aujourd’hui!… Dans la forêt, je fus rejointe par un cavalier… M’ayant interrogée, ayant compris que je ne possédais rien au monde, ce généreux cavalier déposa sur ta poitrine ce beau diamant, ce présent dont la richesse est dépassée à mes yeux par la richesse de cœur de celui qui me l’offrit… qui nous l’offrit… Ce cavalier, Loïse, c’était lui! C’était l’homme qui t’avait ramenée dans mes bras!
– Vous me l’avez dit, mère!
– Dans la misère où je me trouvai alors, je ne voulus jamais me défaire de ce diamant qui me rappelait le généreux inconnu. C’est tout ce que j’ai de lui, puisque je ne sais même pas son nom… le diamant, Loïse, nous le garderons pieusement.
– Oui, mère… vous avez raison.
– Et puis, écoute, mon enfant… qui sait si un jour, il ne servira pas à te faire reconnaître de cet homme au cœur d’or… Si je n’étais plus là… Si je mourais…
– Mère!… s’écria Loïse dans un cri déchirant.
– Calme-toi, ma chérie. J’espère vivre encore assez pour te voir heureuse… mais, enfin, si ce malheur t’arrivait d’être privée de ta mère avant l’heure…
– Mère, mère, taisez-vous, vous me brisez le cœur…
– Eh bien, il se pourrait que ce diamant te servît alors, soit que tu le vendes, soit qu’il te fasse reconnaître de ce digne ami inconnu qui, j’en suis sûre, te viendrait en aide… Gardons-le, mon enfant… Allons… partons…
À ce moment, Alice de Lux reparut devant Jeanne de Piennes.
– Madame, dit-elle d’une voix altérée, pardonnez-moi d’avoir entendu une partie de votre entretien; je ne dis pas que je l’ai entendu malgré moi… j’ai écouté… ceci est un des malheurs de ma vie: j’ai pris, j’ai dû prendre l’habitude d’écouter autour de moi…
Une larme glissa sur les joues pâles de l’espionne. Jeanne considérait cette malheureuse avec une sorte de terreur. Qu’était-ce que cette étrange femme qui avait dû prendre l’habitude d’écouter autour d’elle!…
– Quoi qu’il en soit, continua avec effort Alice de Lux, j’ai entendu. Vous vous trouvez sans ressources, j’aurais dû y songer; je suis riche, madame, plus riche que je ne le voudrais; je possède deux ou trois maisons dans Paris. Voulez-vous accepter l’une d’elles pour refuge?
Une hésitation retint Jeanne de Piennes.
– Malheureuse! balbutia Alice, ne doivent-elles pas penser que mon offre cache un guet-apens!…
– Non, non, madame, s’écria la dame en noir; je vous jure que cette affreuse pensée ne peut me venir! Je devine, je comprends que vous devez risquer beaucoup pour nous mettre en liberté; j’ai donc pleine confiance en vous…
– Alors? murmura Alice. Oh! si vous pensez me devoir quelque gratitude, laissez-moi la joie de faire un peu de bien… Et puisque vous n’acceptez pas d’habiter l’une des maisons que je possède, puisque j’ai eu tort moi-même de vous faire une proposition qui doit vous inspirer une juste défiance, acceptez au moins ceci.
À ces mots, elle déposa sur le coin d’une table une bourse qui pouvait contenir une centaine d’écus d’or. Une vive rougeur empourpra le visage de Jeanne de Piennes.