Le vieux Ramus s’arrêta un instant et sourit malicieusement.
– Vous allez voir, continua-t-il, que pour un vieux bonhomme comme moi, mon plan ne manquait pas d’une certaine élégance… Hier, je vins donc trouver le propriétaire de cette maison, et je lui dis à brûle-pourpoint: «Monsieur, voulez-vous me louer votre maison pour huit jours? – Bah! me fait mon homme, pourquoi donc? – Parce que je vais recevoir la visite de quelques parents qui habitent le Blaisois – Ah! me fait l’homme, sans doute des gentilshommes qui sont venus de Blois avec Sa Majesté? – Justement! Ce sont de jeunes et dignes gentilshommes qu’il faut que je loge dans une maison convenable, et on m’a signalé la vôtre comme parfaitement bourgeoise. – Vous pouvez voir, monsieur!» me dit l’homme flatté.
Le vieux Ramus souffla un moment, tandis que les deux Pardaillan le regardaient avec un étonnement mélangé de gratitude.
– Je vois ce qui vous étonne, messieurs, reprit le savant avec sa belle humeur de bon vieillard, vous vous demandez comment j’ai pu mentir ainsi… J’en rougissais bien un peu, mais il fallait vous sauver, et un petit mensonge par-ci, une petite flatterie par-là ne sont pas de bien gros crimes…
– Vous êtes un digne homme! s’écria Pardaillan père.
– Bref, continua le savant, le propriétaire refuse de me louer sa maison pour huit jours. Je lui propose cent livres pour six jours, il refuse… deux cent livres pour cinq jours, il refuse… Enfin, j’obtiens la maison pour trois jours, je ne vous dirai pas à quel prix… Je m’y installe aussitôt… et me voici…
– Corbacque, monsieur, touchez-là! s’écria le vieux routier.
Le savant laissa tomber sa main dans celle de Pardaillan, et ajouta simplement:
– Vous n’avez plus qu’à me suivre. Vous sortirez d’ici de la façon la plus naturelle du monde, c’est-à-dire par la porte, laquelle porte n’est point surveillée, car elle donne sur la ruelle…
– Monsieur, dit alors le chevalier, pour des motifs que monsieur mon père vous expliquera, nous ne pouvons partir… du moins pas tout de suite. Je serai donc seul, pour l’instant, à profiter de l’issue que vous nous offrez. Veuillez donc m’accompagner, je vous prie, jusqu’à la porte, je m’éloignerai, tandis que mon père vous donnera les explications nécessaires.
– Venez, jeune homme!
Le savant descendit encore un escalier. Le chevalier se trouva devant une porte qu’il entrebâilla. Il se tourna alors vers Ramus, s’inclina profondément, et dit:
– Mon père, je vous remercie…
Le savant tressaillit. Ce titre de père que lui accordait le jeune homme, le ton avec lequel il avait parlé l’émurent et lui parurent la plus digne récompense de ce qu’il avait fait.
Déjà le chevalier avait légèrement franchi la porte. Il constata alors qu’il se trouvait dans la ruelle aux Fossoyeurs, qui était perpendiculaire à la rue Montmartre. La ruelle n’était nullement surveillée.
Au lieu de prendre la rue Montmartre où il risquait de se heurter aux gardes, le chevalier descendit en courant la ruelle, fit un assez long détour, et prit alors le chemin de l’hôtel de Montmorency, où il ne tarda pas à arriver.
Ainsi donc, les choses s’accomplissaient d’elles-mêmes, par l’enchaînement le plus naturel et le plus implacable.
Cerné, pris dans la maison de la rue Montmartre, ayant constaté que toute fuite était impossible, voilà que la reconnaissance du vieux Ramus le guidait pour ainsi dire par la main jusqu’à la porte de l’hôtel de Montmorency!
Il frappa un coup furieux en se disant que son dernier espoir était que le maréchal fût soudainement parti comme il en avait d’ailleurs l’intention. Alors… oh! alors, il revenait rue Montmartre, obligeait par quelque ruse les gardes à commencer les hostilités, rompait ainsi la trêve, sauvait Loïse et sa mère par quelque prodige de folle bravoure, les emmenait et obtenait Loïse en mariage…
Le chevalier en était là de ses rapides déductions, lorsque la porte s’ouvrit, et tandis que Pipeau, en manière de caresse et pour témoigner sa joie de retrouver son maître, lui mordait les mains en hurlant, le Suisse tout empressé lui disait: ‘
– Ah! monsieur le chevalier, avec quelle impatience vous attend monseigneur!…
Le jeune homme eut un de ces sourires terribles, tels que dut en avoir jadis Oreste [37] lorsqu’il se débattait en vain sous la main de la fatalité.
– Ah! fit-il simplement, monseigneur m’attend?
– Oui, oui… venez vite!
Quelques instants plus tard, Pardaillan se trouvait en présence du maréchal qui, fiévreusement, lui dit:
– Vous voici, cher ami, je n’attendais plus que vous. Nous allons partir…
– Partir, monseigneur! Quitter Paris?
– Oui. J’ai des raisons de croire que nous continuerions en vain à fouiller Paris. On m’a signalé une mystérieuse escorte qui, sur la route de Guyenne, accompagne une voiture fermée… Elles sont là, chevalier! La Guyenne, c’est le gouvernement de Damville. Il doit sous peu rejoindre son gouvernement. Il les a fait partir devant lui. Nous rejoindrons cette escorte, nous l’attaquerons. J’emmène douze de mes plus braves cavaliers. À vous seul, vous en valez douze autres, et moi-même…
– Monseigneur, j’oserai vous prier d’attendre jusqu’à ce soir pour quitter Paris, dit le chevalier qui à ce moment fut certainement sublime de tranquillité.
– Pourquoi, Pardaillan? Pourquoi. Partons sans perdre une seconde! Allons! à cheval!…
– Monseigneur, j’insiste…
– Vous hésitez… vous!…
– Je n’hésite pas: je reste! Et vous restez aussi, monseigneur! Vous partirez, mais ce soir seulement. Pour le moment, je vous prie de m’accompagner seul, à pied…
L’accent du jeune homme était si singulier, que Montmorency s’écria d’une voix frémissante:
– Pardaillan, vous savez quelque chose!
– Venez, monseigneur! dit le chevalier, avec ce même accent où il y avait à dose égale de l’ironie et du désespoir.
Le maréchal eut une dernière hésitation, puis il dit:
– Allons!… Mais songez que le temps est précieux. Si vous eussiez tardé une heure de plus…
– Eh bien, monseigneur, qu’eussiez-vous fait, si je n’étais arrivé que dans une heure?
– Je partais sans vous.
Le visage du chevalier demeura immobile. Mais une imprécation éclata au fond de son cœur.
L’instant d’après, ils étaient en route, et bientôt ils arrivaient à la ruelle des Fossoyeurs sans avoir fait la moindre rencontre qui pût les arrêter. Ils frappèrent. Ramus ouvrit. Ils entrèrent dans la maison, et arrivés dans cette belle salle à manger où Ramus avait introduit les deux Pardaillan, le chevalier dit paisiblement:
– Monsieur Ramus; voulez-vous pousser votre générosité jusqu’à nous laisser seuls pour une heure dans cette salle?
– Cette maison est à vous, mon enfant, tant qu’elle sera à moi, dit le vieux savant qui se retira aussitôt dans une pièce du rez-de-chaussée.
– Où sommes-nous? fit le maréchal étonné, troublé, inquiet, en proie à cette indéfinissable angoisse qui précède les grands événements, bons ou mauvais.
– Monseigneur, dit le chevalier sans répondre à cette question, je vous demande de m’attendre ici quelques minutes…
– Faites! murmura le maréchal.
Le chevalier sortit et François de Montmorency demeura seul. Le jeune homme regagna rapidement le grenier où il avait dormi. Il y retrouva le vieux Pardaillan qui s’écria aussitôt: