– Elles t’attendent; elles s’inquiètent de toi…
Le chevalier s’assit, ou plutôt se laissa tomber sur une botte de foin.
– Mon père, dit-il, ayez la bonté de prévenir Mme de Piennes et Mlle de Montmorency que le maréchal est là qui les attend.
– Diable! fit simplement le vieux routier qui, s’approchant de son fils et lui mettant la main sur l’épaule, murmura:
– Chevalier!…
– Mon père?…
– Tu souffres, hein?… raconte-moi un peu cela…
– Vous faites erreur, mon père, dit le chevalier de cette voix qui était si terrible dans sa tranquillité; j’ai été chercher le maréchal de Montmorency pour qu’il emmène sa fille. Il est là. Il attend. Voilà tout. Seulement, rappelez-vous que vous m’avez toujours recommandé de tomber avec élégance, le jour où je tomberais. Ici, l’élégance, il me semble, consiste à ne pas souffrir.
«Bon, bon! grogna en lui-même le vieux routier. Tu veux garder pour toi ta douleur. Garde-la, tout à l’heure, nous pleurerons ensemble… Mort de tous les diables! Qu’allait-il faire chez le maréchal.»
En même temps il descendit à l’étage où se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse… Quant au chevalier, il chercha un coin obscur du grenier afin qu’elles ne le vissent point, lorsqu’elles traverseraient pour entrer dans la maison de Ramus.
François de Montmorency était demeuré immobile, les yeux tournés vers la porte par où avait disparu le chevalier, se débattant contre cette angoisse dont nous avons parlé, essayant d’adoucir les violents battements de son cœur en le comprimant d’une main. L’homme n’est ni entièrement bon ni entièrement mauvais. Et nous devons dire qu’à cette minute, dans cette belle âme, se glissa une mauvaise pensée.
Il eut la sensation qu’il avait été entraîné dans un guet-apens. Et pourtant, il avait dans le chevalier une confiance sans borne. Mais qui pouvait affirmer, à ces époques sanglantes, que l’ami le plus dévoué en apparence n’était pas un traître, un envoyé de l’ennemi? Le silence était profond dans la maison, et les minutes s’écoulaient. Ce sentiment de malaise s’accrut au point que le maréchal porta la main à sa dague.
– Qui sait? murmura-t-il.
À ce moment, la porte s’ouvrit lentement, Jeanne de Piennes apparut. Elle était toujours habillée de ces vêtements noirs qui rehaussaient la tragique beauté de son visage pâle, illuminé par ses deux grands yeux profonds. Elle vit François et s’arrêta comme pétrifiée, les mains jointes, le regard fixe.
Pourtant le vieux Pardaillan l’avait prévenue!… Et il semblait qu’il y eût surtout dans ce regard un étonnement infini, cette sorte d’étonnement qu’on a au moment de mourir. Si nous pouvons parler ainsi, elle s’évanouit dans sa pensée, tandis qu’elle demeurait debout, pareille à une statue du Deuil. Avait-elle conscience de ce qui se passait? Ce n’est pas certain.
François, en la voyant, fut secoué comme par une furieuse décharge électrique. Il voulut prononcer le nom de Jeanne, et ses lèvres n’émirent qu’un son rauque, inintelligible. Ses yeux s’exorbitèrent comme devant la funeste apparition d’un fantôme; une buée humide les voila d’un brouillard; puis, dans le même instant, les larmes commencèrent à couler une à une, lentes et régulières, de ces yeux, tandis que le visage gardait une immobilité de pierre. Et ce fut ainsi qu’il la regarda avec une avidité qui tenait du rêve, où il y avait de l’effroi, de la douleur, de l’amour, de la pitié, oh! surtout de la pitié…
Il marcha vers elle…
Comme elle, il avait joint ses mains…
Il marcha à petits pas alourdis, appesantis par le poids des pensées qui l’écrasaient…
Il marcha, sans un mot, sans un gémissement, sans un sanglot, tandis que, sur son visage immobile, d’une pâleur de cire, les larmes tombaient une à une, lentes, régulières.
Quand il fut près d’elle, il se mit à genoux, son front se courba jusqu’aux pieds de la statue du Deuil, et alors les sanglots firent explosion dans sa gorge et sur ses lèvres, les gémissements emplirent la salle de leur musique effroyable et divine, et un mot, un seul, un mot qui tremblait, qui criait, qui se lamentait, et qui prenait toutes les formes de l’effroi, de la pitié, éclatait parmi ces gémissements surhumains:
– Pardon… pardon… pardon!…
Combien de temps François demeura-t-il ainsi prosterné?
Combien de temps l’effroyable parole qui se tordait sur ses lèvres roula-t-elle parmi les cris étouffés, les sanglots et les gémissements?
Peu à peu, François se redressait…
Ses mains saisissaient les mains glacées de Jeanne…
Puis, de ce même mouvement insensible, comme s’il se fût haussé vers le ciel, il se mettait debout, l’enlaçait de ses bras, son visage était près du visage de Jeanne…
Maintenant, il voulait parler, tout ce qu’il avait dans le cœur voulait s’échapper, il essayait d’agencer ses pensées, de combiner les mots pour dire ce qu’il avait souffert et combien il s’était maudit de son crime, c’est-à-dire de son injuste soupçon…
Et comme il allait parler, Jeanne, d’un mouvement très doux, mit ses deux bras autour de son cou et avec un sourire de pure extase, laissa tomber sa tête sur l’épaule de François…
Ah! pourquoi François, à cet instant, fut-il saisi d’une terreur étrange?
Ce mouvement des bras de Jeanne, il le reconnaissait! Cet enlacement de son cou, il le reconnaissait! Ce sourire, cette attitude de la tête chérie qui se penche sur son épaule, il les reconnaissait!…
C’était comme à Margency, là-bas, près de la maison de la nourrice, dans la terrible nuit du mariage et du départ!… Même mouvement, même geste, même attitude, même sourire!…
– Jeanne! Jeanne! bégaya François dans un délire d’angoisse.
Et ses cheveux se hérissèrent, l’angoisse devint de l’horreur, lorsqu’il reconnut la voix, l’accent, l’intonation que Jeanne avait eue dans la nuit de Margency… cette voix troublée, oppressée, hésitante, expression souveraine d’une joie infinie et d’une crainte timide.
Et Jeanne murmurait.
– Ô mon bien-aimé, tu vas le savoir enfin, le cher secret que je n’ose t’avouer depuis trois mois… Il faut que tu le saches enfin… et puis nous irons ensemble le dire à mon père…
– Jeanne! Jeanne! cria le maréchal pantelant.
– Écoute, mon François… écoute-moi bien… cette minute est solennelle… Mon bien-aimé, je suis ta femme, et notre union est bénie…
– Jeanne, Jeanne! hurla le maréchal.
– Écoute… voici le cher secret, si doux et si redoutable… François, tu vas être père…
Et elle leva vers lui ses yeux purs, ses yeux candides de jeune fille, ses yeux où toutes les pensées humaines s’étaient évanouies, et où ne resplendissait qu’un seul sentiment, pareil à une étoile d’or qui brille au zénith, dans la nuit de tout… le sentiment qu’elle traduisit dans un adorable sourire par ce mot:
– François, je vais être mère…
Une clameur de désespoir, une imprécation terrible, un mot s’exhalèrent ensemble des lèvres du maréchaclass="underline"
– Folle!… Elle est folle!
Et il tomba à la renverse, foudroyé, sans connaissance.
Le maréchal de Montmorency venait de retrouver celle qu’il avait tant aimée.
Qu’allait-il advenir de la réunion de ces deux êtres qui se chérissaient, du jeune amour du chevalier de Pardaillan, des grands intérêts et de la lutte engagée entre huguenots et catholiques.
Ce que nos lecteurs connaîtront prochainement.