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Et il éclata:

– Par le tonnerre du ciel! un mot encore, François de Montmorency… un seul… et pour la gloire du nom que vous portez, je vous arrête de mes propres mains.

D’une voix de tempête qui fit trembler les assistants et s’entrechoquer leurs armures, le connétable poursuivit:

– La foudre m’écrase si je blasphème! C’est, en cinq siècles, le premier de ma race qui hésite à mourir!

L’outrage était formidable. Il ne restait plus à François qu’à se tuer devant cette assemblée de guerriers dont les cœurs, comme les poitrines, semblaient bardés d’acier.

D’une violente secousse, il redressa la tête. Tout disparut de son esprit: amour, femme, rêve de bonheur. Ses yeux poignardèrent les yeux de son père. Et le grondement de sa parole couvrit la parole du vieux chef:

– Que la foudre écrase donc celui qui a jamais pu dire qu’un Montmorency recule! Pour la gloire du nom, j’obéis, mon père, je pars! Mais si je reviens vivant, monsieur le connétable, nous aurons un terrible compte à régler. Adieu!…

D’un pas rude, il traversa les rangs des capitaines épouvantés de cette provocation inouïe, de ce rendez-vous donné au maître tout-puissant des armées, au père!

Dès la porte, on l’entendit qui commandait à coups brefs et rauques:

– Mon valet d’armes! Mon destrier de guerre! Mon estramaçon de bataille!

Tous les visages, tournés vers le connétable, attendaient un ordre d’arrestation.

Mais un étrange sourire détendit les lèvres du chef, et ceux qui étaient près de lui l’entendirent murmurer:

– C’est un Montmorency!

Dix minutes plus tard, François était dans la cour d’honneur, cuirassé, harnaché, prêt à monter à cheval. Il se tourna vers un page:

– Mon frère Henri! dit-il. Qu’on aille appeler mon frère.

– Me voici, François!…

Henri de Montmorency apparut dans la lumière des torches. Il ajouta avec effort:

– Je t’apportais mes vœux et mes adieux… puisque je reste, moi!

François le saisit par la main, sans remarquer que cette main brûlait de fièvre.

– Henri, dit-il, es-tu vraiment un frère pour moi?

Henri tressaillit, rougit, balbutia:

– Qui te permet d’en douter?

– Pardonne! je souffre tant! Tu vas comprendre. Je pars, Henri, je pars pour ne plus revenir, peut-être… et je laisse derrière moi une immense détresse…

– Une détresse?

– Un malheur! Écoute de toute ton âme; car de ta réponse va dépendre ma suprême résolution. Tu connais Jeanne… la fille du seigneur de Piennes…

– Je la connais! répondit sourdement Henri.

– Eh bien, voici le malheur… Je pars… Et Jeanne et moi, nous nous aimons!…

Henri étouffa un rugissement de rage.

– Tais-toi, continua François. Écoute jusqu’au bout. Depuis six mois, nous nous aimons; depuis trois mois, nous sommes l’un à l’autre; depuis deux heures, elle s’appelle Montmorency… comme moi!

Une sorte de gémissement râla dans la gorge d’Henri. Comme s’il n’eût rien vu, rien su!…

– Ne t’étonne pas, poursuivit fiévreusement François; ne t’exclame pas! Elle-même te dira demain que le chapelain de Margency nous a unis cette nuit. Mais ce n’est pas tout! En ce moment Jeanne pleure sur un cadavre: le seigneur de Piennes est mort! Mort dans l’église même, tout à l’heure, en me jetant un dernier regard qui m’ordonnait de veiller sur le bonheur de son enfant! Et ce n’est pas tout encore! Margency fait retour à la maison du connétable! Oh! Henri, Henri, ceci est affreux! Je laisse Jeanne seule au monde, sans défense ni ressource… m’entends-tu? me comprends-tu?

– J’entends… je comprends!…

– Frère, écoute-moi bien à présent. Acceptes-tu le dépôt que je veux te confier? Me jures-tu de veiller sur la femme que j’aime et qui porte mon nom?…

Henri frissonna longuement, mais il répondit:

– Je te le jure!…

– Si la guerre m’épargne, je retrouverai l’épouse dans la maison de son père, sans que jamais elle ait souffert en mon absence. Car tu seras là pour la protéger, la défendre. Me le jures-tu?

– Je te le jure!

– Si je succombe, tu révéleras ce secret au connétable et tu lui imposeras la volonté de ton frère mort: que ma part du patrimoine mette à jamais ma veuve à l’abri de la pauvreté, et lui fasse une existence honorée. Me le jures-tu?

– Je te le jure! répondit Henri pour la troisième fois.

François l’étreignit alors dans ses bras en disant:

– C’est bien. Maintenant, je puis partir!…

Et mettant toute son âme dans ce mot, il prononça lentement:

– Tu as juré… souviens-toi!…

À peine fut-il en selle qu’il alla se placer à la tête des deux mille cavaliers rassemblés sur une esplanade, sombre masse confuse hérissée de lueurs de sabres.

Une minute, François se tourna vers Margency.

Et il pleura!

Car ce fils aîné de la grande race guerrière avait un cœur tout vibrant de jeunesse et d’amour.

Il pleura et, à travers les larmes, ses yeux fouillèrent les ténèbres pour se reposer une dernière fois sur le toit qui abritait la bien-aimée.

Mais la nuit était profonde, la vallée noire, le bourg invisible. Il murmura:

– Adieu, Jeanne, adieu!…

Et aussitôt, levant le bras, d’une clameur éclatante et désespérée que le vieux Montmorency dut entendre du fond de son manoir, il cria:

– En avant! Jusqu’à la mort!

Les deux milles cavaliers – les deux milles sacrifiés -, d’un accent sauvage, rugirent:

– Jusqu’à la mort!

Alors, la lourde masse de cavaliers s’ébranla d’un trot pesant, roula comme un grondement de tonnerre et s’enfonça vers l’horizon noir, avec ses torches rouges, ses éclairs d’aciers, ses cliquetis d’armes, pareille à un mystérieux météore qui passe dans la nuit…

Le connétable, du haut du perron, écouta ce bruit d’avalanche qui s’éloignait…

Quand ce fut fini, il poussa un profond soupir, et, montant à cheval à son tour, prit le chemin de Paris…

Henri demeura seul.

IV LE SERMENT FRATERNEL

Le corps du seigneur de Piennes revêtu de ses habits de gala, les mains croisées sur son épée nue, comme une statue de tombeau, avait été placé, selon l’usage, au milieu de la salle d’honneur, sur un petit lit de camp.

Le jour se levait.

Jeanne, toute pâle de cette nuit qu’elle venait de passer à veiller son père, se dirigeait vers la fenêtre qu’elle entrouvrit. Une minute, son regard erra sur la sereine et radieuse nature, les arbres en fleurs, les bourgeons qui éclataient, les haies pleines de gazouillis d’oiseaux, et sur tout cela, le soyeux et léger azur d’un ciel d’avril, tout baigné de pureté, tendre comme un sourire de le Vie maternelle et consolatrice.

Jeanne se retourna vers le mort. Deux larmes perlèrent au bord de ses cils…

Et presque aussitôt, le même tressaillement qui, la veille, dans le bois, avait agité ses flancs, la secoua de nouveau, comme un balbutiement lointain et confus de l’être qu’elle portait en elle.

Et parmi ses larmes, elle sourit doucement d’un sourire ineffable, pareil à un reflet du sourire du ciel.

– Ô mon père, murmura-t-elle en joignant les mains, mon vénéré père, pardon! Pourquoi, dans le déchirement de notre séparation, ne puis-je écarter cette joie qui se mêle à ma douleur? Pourquoi suis-je impuissante à renvoyer les pensées trop douces qui viennent rôder autour des pensées de deuil que ma piété filiale te doit? Cette joie, mon père, tu es témoin, puisque les morts lisent dans l’âme des vivants, que je me la reproche amèrement… Et, pourtant, elle m’étreint, elle m’enivre… Je puis la combattre, mais non la vaincre!