– L’aqua-tofana! fit sourdement la reine.
– Un pur chef-d’œuvre, vous dis-je! Vous disiez, non sans raison, que l’effet de tous ces poisons est trop foudroyant. Je comprends qu’il est des cas où il faut agir avec quelque prudence. L’aqua-tofana, limpide comme du cristal, ne laisse aucune trace de son passage dans le corps de l’être quelconque, animal ou homme qui en aura bu. Cet homme, s’il a eu l’honneur de dîner à votre table et si son vin a été additionné de cette pure eau de roche, s’en retournera chez lui très bien portant. Ce n’est qu’un mois après qu’il commencera à éprouver quelque malaise, une angoisse spéciale; peu à peu, il lui sera impossible de manger; une faiblesse générale s’emparera de lui et, trois mois après le dîner, on l’enterrera en terre chrétienne, car je ne suppose pas qu’un autre qu’un bon chrétien, puisse être admis à votre table.
– Merveilleux, dit Catherine, mais trop long.
– Venons-en donc à l’honnête moyenne. Je suppose que vous soyez en contact demain avec celui ou celle qui vous gêne. Dans combien de temps voulez-vous que… la gêne soit supprimée?
Catherine réfléchit une minute et dit:
– Il faut que Jeanne d’Albret meure d’ici vingt ou trente jours, pas plus, pas moins.
– La chose est possible, madame, et la victime va nous en fournir le moyen. Choisissez sur tout ce rayon d’ébène.
– Ce livre?
– Est un livre d’heures, madame, livre d’une essentielle utilité entre les mains d’une catholique, missel précieux pour le travail des fermoirs d’or et de la reliure d’argent. Il suffit de le feuilleter.
– Mais Jeanne d’Albret est protestante, interrompit Catherine. Cette broche?
– Un admirable joyau. Malheureusement, elle est difficile à fermer…
– Alors?
– Alors, il arrive que la personne qui s’en sert force le ressort pour fermer et, en forçant, elle se pique au doigt, piqûre insignifiante qui fait se déclarer en huit jours, une bonne gangrène.
– Non. Ce coffret. Qu’est-ce?
– Vous le voyez, madame, un coffret ordinaire pareil à tous les coffrets du monde, avec cette différence pourtant qu’il a été ciselé par d’habiles artisans et qu’il est en or massif, ce qui en fait un présent vraiment royal. Et puis, il y a une deuxième différence. Ouvrez-le, madame.
Catherine, sans la moindre hésitation, ouvrit. Un autre que Ruggieri eût tressailli devant une preuve d’aussi absolue confiance. Mais il y était habitué.
– Voyez, madame, reprit Ruggieri, l’intérieur de ce coffret est doublé en beau cuir de Cordoue…
– Je vois, dit la reine. Et alors?
– Alors, madame, ce cuir de Cordoue, qui est à lui seul un objet d’art, gaufré qu’il est selon les méthodes secrètes de la tradition arabe, ce cuir est légèrement parfumé, comme vous pouvez vous en assurer.
Catherine, sans hésitation, aspira le parfum d’ambre qui se dégageait légèrement de l’intérieur du coffret.
– Il n’y a aucun danger à respirer ce parfum, reprit le chimiste. Seulement, si vous touchiez ce cuir, si vous laissiez votre main dans ce coffret pendant un temps suffisant, soit une heure environ, les essences dont il est imbibé se communiqueraient à votre sang par les pores de la peau, et dans une vingtaine de jours vous seriez prise d’une fièvre qui vous emporterait en trois ou quatre jours.
– Très bien. Mais quelle vraisemblance y a-t-il que je laisserais ma main dans ce coffret pendant au moins une heure?
– À défaut de votre main allant trouver le cuir de Cordoue, le cuir ne peut-il pas lui-même venir trouver votre main?… Je vous offre ce coffret… Vous lui donnez une destination quelconque…
Il vous servira, par exemple, à renfermer l’écharpe que vous mettez à votre cou, les gants qui vont s’adapter à votre main. L’écharpe, les gants séjournent dans le coffret, leur vertu est dès lors aussi efficace que la vertu même de ce cuir. L’écharpe que vous mettez autour de votre cou, les gants que vous mettez à vos mains seront les messagers fidèles de la volonté de mort que j’ai enfermée dans ce coffret.
– Voilà un vrai chef-d’œuvre, murmura la reine.
Ruggieri se redressa. Son orgueil de chimiste trouvait dans ce mot la récompense de son patient labeur.
– Oui, dit-il, c’est là mon chef-d’œuvre. J’ai mis des années à combiner les éléments subtils capables de s’adapter à la peau comme à la tunique de Nessus [3]; j’ai veillé des nuits et des nuits, j’ai failli cent fois m’empoisonner moi-même pour trouver cette essence qui se communique par le toucher, et non par l’odorat ou par le palais. Ici, plus de blessure apparente qui laisse deviner d’où vient le mal; plus de fruit ou de liqueur à absorber. Dans ce coffret redoutable, j’ai enfermé la mort que j’ai ainsi réduite à l’état de servante docile, muette, invisible, méconnaissable. Prenez-le, ma reine. Il est à vous.
– Je le prends! dit Catherine.
En effet, elle referma soigneusement le coffret et s’en empara. Elle le garda un instant dans ses deux mains levées à hauteur de ses yeux, et murmura:
– Dieu le veut!
Comédie? Peut-être! Car la reine était une «comediante» extraordinaire. Mais peut-être aussi fanatisme inconscient de cette femme qui rêvait quelque monstrueux carnage pour établir l’autorité de Dieu.
Catherine et Ruggieri quittèrent le laboratoire, après que le savant astrologue eut soigneusement refermé sa vitrine. La reine, cette nuit-là, coucha dans son hôtel. Elle s’endormit, apaisée, souriante, plus heureuse qu’elle ne l’avait été depuis longtemps.
IV ORDRE DU ROI
Le lendemain du jour où François de Montmorency trouva sa fille et celle qui avait été sa femme, fut une journée paisible pour tous les habitants de la maison de la rue Montmartre.
Le maréchal, agité de sentiments divers, sentait son cœur se dilater. Il était en extase devant sa fille et n’imaginait pas qu’il pût exister au monde rien d’aussi gracieux. Quant à Jeanne, la conviction se fortifiait en lui qu’elle subissait une crise passagère et que le bonheur lui rendrait à la fois la raison et la santé physique. Quelquefois, il lui semblait surprendre dans les yeux de la folie une aube d’intelligence. Mais s’il avait pu sonder l’abîme que la douleur avait creusé dans cette âme avec la lenteur de la goutte d’eau qui creuse un rocher, peut-être eût-il compris que cet abîme ne serait jamais comblé…
Quoi qu’il en soit, il voulait croire à la guérison.
Il attachait parfois des regards timides sur la folle, et se disait alors:
– Lorsqu’elle comprendra, comment lui expliquerai-je mon mariage? Est-ce que je n’aurais pas dû demeurer fidèle, même la croyant infidèle?
Et un trouble l’envahissait à la voir si belle, à peine changée, presque aussi idéale qu’au temps où il l’attendait dans le bois de Margency.
Quant à Loïse, à part la douleur de ne pouvoir tout de suite associer sa mère à sa félicité, elle était en plein ravissement. Elle aussi était convaincue qu’un mois de soins attentifs rendrait la raison à la martyre. Et elle s’abandonnait à cette joie inconnue d’elle jusqu’ici d’avoir une famille, un nom, un père. Le mystère qui avait étouffé son enfance et pesé sur son adolescence s’évanouissait. Elle avait maintenant une mère, un père dont elle admirait le grand air. Ce père lui semblait un homme exceptionnel par la force, la gravité sereine. C’était, de plus, l’un des puissants du royaume. Son nom résonnait comme un tonnerre et l’ombre du connétable qu’elle n’avait pas connu semblait la protéger.