Arrête! Arrête! Pille! Tue! Taïaut! Taïaut!…
En avant! En avant!…
Le trot est devenu du galop; le galop est devenu une furieuse ruée; du poitrail, de la rapière, des quatre fers, Pardaillan identifié à son cheval, passe en tempête, enfile la rue qui s’ouvre devant lui, roule dans un terrible grondement de menaces infernales…
En avant! En avant!…
Où est-il? Où va-t-il? Il ne sait plus! Droit devant lui! Sa rapière est rouge jusqu’à la garde, il a du sang partout, il est noir, il est livide, il flamboie, il passe sans un cri, dans une course délirante, emporté par le large cyclone qui bat Paris de ses ailes géantes, il fend l’océan humain: devant lui, on recule à droite, à gauche, et c’est pour les foules la vision du cheval de l’Apocalypse!…
Soudain, la halte!…
Où est-il? Devant une porte!
En avant de la porte, vingt soldats, vingt arquebuses. Un officier.
D’un bond sauvage, Pardaillan est sur l’officier: un cri rauque, bref:
– Ouvrez!…
– On ne sort pas!…
– Malédiction! Ouvre! ou je…
De la voiture, Loïse a sauté. À l’officier elle présente un papier tout ouvert, et elle se rejette dans la voiture…
L’officier jette un regard étonné sur Pardaillan, et crie:
– Ouvrez la porte!… Messagers du roi!… Gardes, repoussez le peuple!
Et entre la voiture et les masses hurlantes qui se précipitent pour le mettre en pièces, ce sont les gardes qui se dressent, ce sont les vingt arquebuses qui se couchent en joue!…
– Arrière! hurle le sergent. Ce sont des messagers du roi!…
– Messagers du roi! répète la foule en reculant.
– Messagers du roi! ricane le vieux routier qui, dans le fond de la voiture, s’est soulevé un instant, et retombe pantelant, un sourire étrange au coin de sa moustache hérissée…
– Messagers du roi! murmure Pardaillan.
Il ne comprend pas! Il ne sait pas! Il rêve! C’est la suite fabuleuse du rêve qui se poursuit depuis le matin, partant de l’apparition de Catho dans la mécanique infernale du Temple, pour aboutir à la catastrophe de l’hôtel Montmorency!…
Oui, il rêve!… Il ne sait pas! Il ne veut pas savoir!…
Voici la porte ouverte! Voici le pont baissé!
Il s’élance! Il passe! La voiture roule. Ils sont au-delà du pont-levis qui déjà se relève! Ils sont hors Paris!…
Ils s’élancent vers des hauteurs verdoyantes qui doivent être les hauteurs de Montmartre!
Et comme ils viennent de franchir la porte, comme la porte, déjà s’est refermée, voici qu’arrivent une quinzaine de cavaliers, chevaux blancs d’écume, flancs éventrés par les éperons, faces humaines convulsées par la haine, la rage, la fureur…
C’est Damville! c’est Maurevert! Ils accourent, haletants. Le cheval de Damville s’abat, fourbu. Ensemble, ils vocifèrent:
– Ouvrez! Ouvrez! Ce sont des parpaillots!…
– Ce sont des messagers du roi! répond l’officier. Voici l’ordre!
– Ouvre! rugit Damville. Ouvre, ou par le sang du Christ…
– Gardes! tonne l’officier. Apprêtez vos armes!…
Damville recule…
Maurevert s’élance, un papier à la main:
– Messager de la reine! gronde-t-il. Ouvrez, officier!
– Passez, monsieur! Mais vous passerez seul! Arrière, les autres!…
Maurevert franchit la porte.
Damville lève ses deux poings au ciel, vomit une affreuse imprécation et tombe comme une masse…
Maurevert n’a pas menti; il est bien le messager de Catherine de Médicis. Après avoir cherché les Pardaillan partout où il pense pouvoir les trouver, il s’est rendu au Louvre, il a été introduit aussitôt dans l’oratoire où il a trouvé la reine à genoux au pied du grand christ massif.
– Vous voyez, a dit Catherine en se relevant, je prie pour l’âme de tous ceux qui meurent en ce jour…
– Priez-vous aussi pour celui-ci, madame? a répondu Maurevert de cette voix âpre, sauvage, qu’ils ont tous, toute notion humaine abolie, toute hiérarchie oubliée, toute étiquette rejetée.
Rudement, il a posé la tête de Coligny sur la table.
Catherine n’a pas eu un frisson… Elle n’a même pas pu pâlir, car elle apparaît avec un visage exsangue, pareille à un spectre ou à un vampire. Dans un souffle, elle a interrogé:
– Bême?…
– Mort!…
– Maurevert, portez cette tête à Rome et racontez là-bas ce que nous faisons ici!
– Je pars!
– Voici un laissez-passer. Voici de l’or. Courez. Volez. Pas un instant à perdre… Ah! prenez encore ceci!…
«Ceci», c’est un petit poignard qu’elle tend à Maurevert. Celui-ci secoue la tête en montrant sa forte dague:
– Je suis armé!
– Oui… mais ceci ne pardonne jamais!… jamais!…
Maurevert a tressailli. Il saisit l’arme qu’on lui offre… et qui, sans doute, sort de la fameuse vitrine de Ruggieri, le savant manipulateur de poisons!…
Il est parti!… Il a attaché la tête de Coligny à l’arçon de sa selle… Il est parti… rêvant de faire sa fortune à Rome, puis de revenir en France frapper Pardaillan avec le petit poignard qui jamais ne pardonne… Il a traversé la Seine… Et comme il se dirige vers la porte du faubourg de Grenelle, des hommes d’armes passent près de lui, dans le tumulte de la tuerie… des hommes qui fuient! Il les a reconnus! Ce sont des gens de Damville!…
Damville! Montmorency! Pardaillan!
Les trois noms se heurtent dans sa tête! Il se rue vers l’hôtel Montmorency! Impuissant, ivre de rage, il assiste à l’explosion, à la retraite épique de Pardaillan jetant son père sur ses épaules comme Énée autrefois Anchise, et l’emportant à travers la fournaise…
Puis il a rassemblé quelques cavaliers, il a secoué Damville, tous ont fait le tour de la forteresse embrasée, se sont lancés sur les traces de la voiture qui vole devant eux parmi les cadavres, faisant gicler le sang sous ses roues, dans le hurlement énorme des foules qui s’ouvrent éperdues de terreur devant le cavalier qui bondit sur son cheval sans selle!…
Maurevert, enfin, a franchi la même porte que Pardaillan…
En même temps que Maurevert, un être s’est glissé, s’est précipité, que nul n’a songé à retenir: ce n’est qu’un chien!
Pipeau!…
Pipeau qui a suivi son maître à la piste, et qui maintenant s’élance.
Hors la porte, Maurevert s’est arrêté un instant. Où sont-ils passés? Par où ont-ils fui? Oh! il les retrouvera! Il les suivra jusqu’en enfer!…
Mais par où passer? Là?… Vers ces hauteurs vertes?… Qu’est cela?… Ah! oui… la colline de Montmartre.
Enfer! Par où ont-ils fui?
Ah! ce chien qui s’élance!… Mais c’est son chien! Le chien de Pardaillan!… Le nez à terre, il cherche, souffle… le voici qui dresse le nez… Cherche! cherche!…
Il a trouvé la piste!…