– Ah! fit de nouveau le chevalier sans pâlir. Et connaissez-vous cet homme? Mais qu’importe, après tout…
– Je connais Margency, dit le vieux Pardaillan. C’est un beau comté. Enclavé dans les domaines de Montmorency, il avait été pour ainsi dire dépecé, et il n’en restait plus qu’un pauvre reste qui a appartenu à la famille de Piennes jusqu’au moment où le connétable s’en est emparé. Sans aucun doute, le comté a été reconstitué; quelque hobereau l’aura acheté pour avoir titre de comte. Quant à l’homme lui-même, je ne le connais pas.
– Peu importe, monsieur, dit paisiblement le chevalier.
Il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles le vieux Pardaillan arpenta furieusement la pièce, tandis que le chevalier le regardait en souriant de son air figue et raisin.
– J’admire ton calme, éclata enfin le vieux routier. Comment! c’est ainsi qu’on te traite, toi!… Et tu ne bondis pas?…
– Mais, mon père, comment voulez-vous que je sois traité? Le maréchal, pour quelques pauvres services que je lui ai rendus, m’offre une somptueuse hospitalité. Savez-vous où vous êtes ici?
– Dans ton appartement, je pense!
– Certes. Eh bien! cette chambre, mon père, est celle qui fut donnée au roi Henri II lorsqu’il vint faire visite au connétable. Depuis, nul n’avait couché dans ce lit. Quel honneur, monsieur, pour un gueux comme moi, qui erra d’auberge en auberge, et dormit souvent à la belle étoile.
Le sourire du chevalier devenait intense. Sa moustache se hérissait.
– Je vous dis que c’est à peine si j’ose dormir dans cette couche royale. Que pouvait faire de plus le maréchal?
– C’est bon. Chevalier, nous allons partir d’ici tout aussitôt.
– Non, mon père.
– Tu dis: non? Qui t’y retient maintenant?
– Le maréchal compte sur nous pour l’escorter jusqu’à Montmorency. Nous l’escorterons, mon père. Et une fois qu’il sera en parfaite sûreté dans son castel, alors nous irons nous faire tuer dans quelque jolie entreprise, si toutefois vous me voulez faire l’honneur et la joie de trépasser en ma compagnie.
De par tous les diables! pourquoi M. le maréchal n’appelle-t-il pas M. le comte de Margency pour l’escorter?
– Sans doute, nous trouverons le comte en route, dit le chevalier toujours souriant. Mais lors même qu’il serait ici, je ne lui céderais pas le droit que j’ai conquis de mettre Loïse en sûreté. C’est à moi qu’elle fit appel, à moi seul. Je n’oublierai jamais cette minute. J’étais à mon observatoire de la Devinière… Tiens, à propos, il me faudra y passer pour régler une vieille dette. Avez-vous de l’argent, mon père?
– Trois mille livres.
– Peste! nous sommes riches!
– Oui, c’est le dernier présent que m’a fait M. de Damville, un peu malgré lui, d’ailleurs. Tu disais donc que tu voulais payer maître Landry?
– Et dame Huguette.
– Tu dois à tous les deux?
– Oui. Seulement, c’est de l’argent que je dois à Landry. Et c’est de la reconnaissance que je dois à Huguette. Je payerai l’un avec des écus et l’autre… ma foi, ce sera plus difficile. Un écu n’est qu’un écu. Une parole sortie du cœur vaut un trésor. Je chercherai… je trouverai. Donc, mon père, je me trouvais à ma fenêtre de la Devinière. J ’aime ce vieux souvenir entre tous. Je regardais je ne sais quoi, dans la rue ou dans le ciel. Tout à coup, sa fenêtre, à elle, s’est ouverte, et elle m’a appelé à son secours. Moi!… Je connaissais à peine son nom. Je ne lui avais jamais parlé! Et elle m’appela, comme si j’eusse été son frère, l’ami dévoué de son enfance, l’amant de sa jeunesse. Ce fut moi, moi seul, et non pas d’autres qu’elle appela… J’ai donc le droit, même envers et contre le maréchal, de la protéger jusqu’au bout. Ce bras et ce cœur sont à elle. Quand tout sera fini, l’un lâchera la bonne rapière qu’il manie avec quelque adresse, et l’autre cessera de battre. Voilà tout.
– Voilà tout! gronda le vieux routier. Ah! que ne m’as-tu écouté!…
– J’ai eu tort, j’en conviens. Mais, mon père, il faut nous occuper de quitter Paris dès ce soir. L’escorte du maréchal, s’il survient quelque obstacle, ne pourra que se battre, et ceci est insuffisant. Nous avons besoin de force et nous avons besoin de ruse. Damville est un rude jouteur, sans compter que nous avons à nos trousses une foule de roquets de moindre importance.
– Je connais, dit Pardaillan, quelques bons garçons qui pourront ce soir nous être utiles. Il faudrait que j’aille faire un tour du côté de la Truanderie.
– Allez donc, mon père, et soyez prudent.
Le vieux routier jeta un dernier regard à son fils, hocha la tête, et s’éloigna.
Le chevalier décrocha sa rapière, fit quelques tours dans la chambre et s’assit dans un vaste fauteuil qu’on appelait dans l’hôtel le fauteuil du roi, parce que Henri II s’y était assis.
Qu’on n’aille pas croire que le chevalier venait de jouer vis-à-vis de son père la comédie du jeune amoureux qui parle avec détachement de sa peine, en laissant sous entendre le violent chagrin que cache le sourire amer.
Le chevalier était sincère au point qu’il ne jouait même pas la comédie avec lui-même, ce qui est encore plus difficile que de ne pas la jouer avec les autres.
Son monologue fut la suite toute naturelle de son entretien.
Le sourire de pince-sans-rire qui lui était habituel ne disparut pas de ses lèvres. Il ne pleura pas. Il ne soupira pas. Chez lui, les choses se passaient en dedans. Et ce jeune homme qui avait de si charmantes attitudes de finesse, semblait avoir l’horreur de l’attitude voulue. Il se contraignait au minimum de gestes et au minimum de paroles.
Il parcourait le monde avec une curiosité passionnée, aimant la vie à la folie, aimant jusqu’à l’adoration tout ce qui lui semblait beau, et cherchant une excuse indulgente à ce qui lui paraissait laid. Non pas l’indulgence dédaigneuse du prétendu philosophe: il ignorait totalement la philosophie et l’art de hausser les épaules avec élégance. Tout simplement, il ne croyait pas que le mal fût une règle dans l’action humaine, mais une terrible nécessité. Il s’écartait donc sans emphatique pitié de ce qui lui semblait vilain au sens exact du mot, et cherchait à se rapprocher de ce qui apparaissait beau, c’est-à-dire de tout ce qui provoquait en lui une émotion bienfaisante.
De là venait que rarement une véritable colère le faisait bouillonner; il aimait mieux, selon un mot d’argot parisien très expressif, «se payer la tête» de quiconque le gênait. Lorsque la bataille s’offrait à lui, il se battait avec la simplicité fougueuse et l’ampleur sans emphase d’un qui est sûr de sa force.
Il était naïf. Une douleur entrevue même chez des inconnus lui serrait le cœur. Il rêvait de fabuleuses richesses pour étancher des larmes partout où il passerait. À défaut de richesses, il rêvait de parcourir le monde en aimant les opprimés, en frappant les oppresseurs. Il ne s’était jamais admiré soi-même. Mais il comprenait vaguement qu’il était exceptionnel et digne d’admiration. Il en résultait que parfois des bouffées d’ambitions montaient à son cerveau. L’ambition de quelque magnifique et glorieuse destinée.