Il se tut.
Deux secondes, un silence mortel pesa sur cette scène.
D’un râle plus rauque, d’une voix plus rude, Charles répéta son cri:
– Du sang!…
On entendit pendant une minute son souffle bref, on vit ses yeux exorbités se promener autour de lui d’horreur en horreur. Pour la troisième fois, son cri retentit, mais déchirant, strident, effroyable:
– Du sang!…
Et tout à coup sa bouche se convulsa, ses lèvres se crispèrent, et son rire, le rire terrible, le rire funèbre qui jetait l’épouvante dans les âmes, ce rire semblable à un hurlement grinça, fusa, éclata, se gonfla, toujours plus fort, toujours plus sinistre…
Soudain, Charles se renversa…
Mort!…
Silence, immobilité sur le lit… frissons de terreur dans la chambre, dans les couloirs pleins de monde accouru…
La reine se pencha, posa sa main sur la poitrine de Charles. Et cette main devint toute rouge.
Alors, lentement, elle se releva, se tourna vers le duc d’Anjou, livide, et d’une étreinte farouche de sa main sanglante, elle empoigna la main de son fils bien-aimé, la main d’Henri d’Anjou…
Et, comme sous l’horrible impression de cette mort dans le sang et le rire, la foule des courtisans reculait, courbée, chargée d’effroi, Catherine de Médicis, montrant son fils Henri, d’une voix éclatante et sauvage, d’une clameur de triomphe qui s’entendit au loin, cria:
– Messieurs!… Vive le roi!…
L LE PRINTEMPS DE MONTMORENCY
Telle fut la mort de Charles IX. Cette fin terrible, cette suée de sang, ce mal exceptionnel, cet effondrement d’une âme dans les remords ne constituaient-ils pas l’épilogue nécessaire de la Saint-Barthélemy? Il semble vraiment qu’une sorte de fatalité inexorable vienne frapper au bon moment les grands criminels. Cela s’explique d’ailleurs: la générosité d’âme suppose de l’intelligence et de la force d’esprit. Nous avons cette conviction que la bonté parfaite réside en l’intelligence parfaite. Le scélérat, pour si habile qu’il paraisse, a des tares dans le cerveau. Un jour ou l’autre, ce cerveau mal équilibré commet la faute de tactique définitive – celle qui entraînera le châtiment du crime.
Le crime est puni; la vertu est récompensée… ceci est la vérité même.
Vérité banale qu’on a déviée de son sens profond pour en faire un abus écœurant en l’appliquant à la vie sociale, en décrétant que les hommes sont capables de se punir ou de se récompenser les uns les autres. En effet, le sens philosophique du mot crime et du mot vertu échappe à la plupart des hommes. En société, donc, cette vérité apparaît comme un contresens. Et pourtant, elle demeure vérité. La vertu, qui suppose l’intelligence parfaite, suppose les dons nécessaires pour comprendre la vie; le crime implique, au sens latin du mot, imbécillité d’esprit. En sorte que la vertu, c’est au fond la marche à la vie; et le crime, la marche à la mort.
Il n’y a donc rien de merveilleux, dans cette fin tragique de Charles IX, qui fut une véritable expiation du forfait.
Peut-être aurons-nous plus tard l’occasion de montrer comment d’autres criminels furent aussi frappés.
Sans aller plus loin, nous pouvons dire que la fin de la vie de Catherine de Médicis ne fut qu’un long châtiment, plus rigoureux peut-être que celui de Charles. En effet, cette mère terrible qui fut criminelle pour son fils Henri, qui empoisonna, tua, massacra pour établir le bonheur de son enfant, se vit bafouée, dédaignée, méprisée par cet enfant! Elle connut cette longue et subtile douleur, et elle en mourut.
Quant à Guise… mais ceci nous entraîne hors des limites du présent récit.
Revenant donc de vingt-et-un mois en arrière, nous reprenons nos héros au point où nous les avons laissés, c’est-à-dire entrant au château de Montmorency à l’aube du 25 août 1572.
On n’a peut-être pas oublié qu’après son enquête à Margency, enquête qui établissait d’une manière éclatante l’innocence de Jeanne de Piennes, le maréchal avait commandé à son intendant d’aménager toute une aile du château pour deux princesses qu’il comptait héberger.
Ces ordres avaient été exécutés.
Une partie du vieux manoir avait été décorée, ornée de meubles précieux; une douzaine de servantes et femmes de chambre attendaient les deux illustres visiteuses; les armoires regorgeaient de lingeries fines; bref, tout avait été préparé pour que les princesses inconnues gardassent le souvenir d’une hospitalité somptueuse, telle qu’un Montmorency pouvait l’offrir.
C’est dans cette partie du château que furent installées Loïse et Jeanne de Piennes. Elles purent enfin y prendre le repos dont elles avaient tant besoin l’une et l’autre.
Le maréchal voulait entreprendre de sauver la raison de celle qu’il avait adorée, qu’il adorait encore, et il imaginait de frapper vivement l’esprit de la pauvre folle en la conduisant un jour à Margency…
Mais un devoir plus immédiat sollicita son courage et son dévouement. Remettant donc à plus tard cette tentative – ce qui n’était pas un léger sacrifice – il organisa séance tenante la résistance aux ordres sauvages venus de la cour.
À peine Jeanne et sa fille furent-elles installées qu’il fit sonner le tocsin du manoir. Il ordonna à son capitaine d’armes de fermer les portes, de lever les ponts-levis, de faire couler dans les fossés les eaux qui en étaient détournées en temps de paix, de faire charger les vingt-quatre pièces d’artillerie, d’armer en guerre les quatre cents hommes de la garnison, enfin, de tout préparer pour soutenir au besoin un long siège.
En même temps, il envoyait des estafettes dans plusieurs directions.
Et nous devons dire ici que, dès la veille, c’est-à-dire dès la première nouvelle de ce qui se passait à Paris, quelques seigneurs, – de ceux qu’on appelait des politiques – s’étaient rassemblés autour de Montmorency avec leurs hommes d’armes, supposant que le maréchal entreprendrait sans doute d’arrêter le carnage dans la province.
À midi, François de Montmorency eut un entretien avec le chevalier de Pardaillan. Les dernières résolutions y furent prises.
Vers trois heures, il y avait près du château deux mille quatre cents cavaliers bien montés, bien armés, rassemblés sur cette esplanade même d’où jadis François s’était élancé vers Thérouanne.
Ce corps de cavalerie fut divisé en deux brigades, fortes chacune de douze cents hommes.
Le maréchal prit le commandement de l’une; Pardaillan fut mis à la tête de l’autre.
Puis chacun d’eux s’élança dans une direction différente; et ces deux hommes qui laissaient derrière eux tout ce qu’ils aimaient au monde, qui venaient d’échapper à tant de dangers, que quelques heures séparaient à peine des instants tragiques où ils avaient mille fois failli périr, ces deux hommes dont l’un avait vu l’incendie et la destruction de son antique demeure, et dont l’autre venait d’enterrer lui-même le vieux père, le bon compagnon de sa vie d’aventures, partirent sans regrets apparents pour remplir un devoir d’humanité.
Le maréchal s’élança vers Pontoise; de là, il battit le pays jusqu’à Magny, puis poussa droit au nord et arriva jusqu’à Beauvais. Partout où il passait, il rassemblait ceux qui étaient en état de porter les armes, leur parlait fortement, leur racontait les horreurs de Paris, et enfin les décidait à s’opposer les armes à la main à toute tentative de massacre.