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Le matin du 26 avril se leva enfin.

Ce fut une radieuse journée de printemps. Les cerisiers étaient en fleurs; les haies embaumaient; les bois d’alentour se couvraient d’une verdure tendre; la campagne parsemée de bouquets – pommiers blancs, poudrés à frimas – saturée de parfums – lilas, violettes, muguet – la campagne si douce et si plaisante à l’œil, en ces jours où le monde renaît, offrait le spectacle et le charme d’un jardin comme timide et frileux encore.

Cette journée passa comme un doux songe d’amour.

Le maréchal, pourtant, paraissait assiégé de sombres souvenirs… C’est que cette date du 26 avril était à jamais gravée dans son cœur. Vingt ans avant, la nuit du 26 avril, en la chapelle de Margency, s’était consommée son union avec Jeanne de Piennes! Et en cette même nuit, il était parti pour Thérouanne… pour la guerre… pour l’inconnu… pour le malheur!…

Le soir vint. Onze heures sonnèrent.

Le maréchal avait revêtu son costume semblable à celui qu’il portait le 26 avril de l’an 1553. Il donna le signal du départ: en effet, ce n’est pas dans la chapelle du château que devait s’accomplir la cérémonie… Loïse et Jeanne furent placées dans une voiture. Le maréchal et Pardaillan montèrent à cheval. On partit. On suivit la route sous un clair de lune d’une douceur infinie, et enfin, on s’arrêta devant une pauvre petite église:

La chapelle de Margency, comme vingt ans avant! Le mariage de minuit, comme vingt ans avant!

Presque les mêmes personnages!… Quelques paysans… et près de l’autel, une vieille, très vieille femme qui pleurait: la nourrice de Jeanne!

Le prêtre commença son office.

Pardaillan et Loïse, l’un près de l’autre, se tenaient par la main; leurs yeux ne se quittaient pas; et dans ce double regard qui se croisait, il y avait comme de l’extase.

Le maréchal, avec une poignante anxiété, suivait sur le visage de Jeanne l’effet de cette scène. La mémoire allait-elle se réveiller? La raison allait-elle revenir? La martyre pourrait-elle donc entrevoir un peu de bonheur?…

Les anneaux furent échangés.

Le prêtre prononça les formules sacramentelles.

Loïse et Pardaillan étaient unis!…

Alors, comme autrefois Jeanne et François s’étaient à cette minute même tournés vers le sire de Piennes pour lui demander sa bénédiction suprême, d’un même mouvement instinctif et gracieux, les deux époux se tournèrent vers la pauvre folle, et pâles tous deux de leur bonheur infini, s’inclinèrent doucement, ployèrent le genou…

Dans le trajet de Montmorency à Margency, Jeanne de Piennes était demeurée indifférente, loin de ce monde, aux prises avec les pensées obscures qui évoluaient dans les ténèbres de son esprit.

Devant la vieille église, sur la petite place de Margency, devant les châtaigniers séculaires sous l’ombrage desquels s’était écoulée son enfance heureuse, devant l’antique demeure de son père entrevue à la pâle clarté de la lune, elle eut comme un tressaillement et promena autour d’elle des regards étonnés… puis elle reprit son attitude indifférente, et François, dont le cœur avait sourdement palpité, la conduisit, avec un geste de désespoir, dans l’église.

Pendant la cérémonie, Jeanne tint ses regards fixés tantôt sur le prêtre, tantôt sur cette vieille femme qui pleurait non loin d’elle. À un moment, elle passa ses mains sur son front, ses lèvres s’agitèrent… un prodigieux travail se faisait dans cette pauvre cervelle… Il lui semblait que des craquements se produisaient en elle… des lueurs fugitives passèrent au fond de ses yeux.

Tout à coup, elle vit Loïse et le chevalier qui s’inclinaient devant elle.

– Où suis-je? balbutia-t-elle.

~ Jeanne! Jeanne! supplia François d’une voix ardente.

– Ma mère!… murmura Loïse en levant sur elle son beau regard noyé de larmes.

La folle se dressa toute droite. Pendant deux secondes qui furent longues comme des heures, dans le silence plein d’angoisse qui régnait dans l’église, elle contempla tout ce qui l’entourait.

Sa voix, de nouveau, se fit entendre, plus distincte, plus affermie:

– L’église de Margency… l’autel… Qui est là?… ma fille?… oh! est-ce bien toi, François?… Est-ce que je rêve?… Non… je suis morte et je vois ces choses du fond de la tombe!…

– Jeanne!…

– Ma mère!…

Ce double cri retentit dans l’église, déchirant, terrible, épouvanté:

Jeanne avait répété:

– Morte!

Et en même temps qu’elle prononçait ce mot, elle était tombée à la renverse dans le fauteuil, comme jadis le sire de Piennes son père. Un instant, ses bras essayèrent de se soulever comme pour bénir les êtres qui sanglotaient autour d’elle… puis ses yeux s’ouvrirent et s’attachèrent à François… un céleste rayonnement d’amour intense et de bonheur surhumain jaillit de ces yeux… et ce fut tout!…

François, avec un atroce sanglot de désespoir, la saisit dans ses bras… la tête de Jeanne retomba mollement sur son épaule… C’était fini!…

Alors. La voix grave du vieillard qui venait d’officier l’union de Loïse et de Pardaillan, s’éleva, solennelle et tremblante:

– Mon Dieu, recevez dans votre sein celle qui vient à vous, morte martyre… morte d’amour!

* * * * *

Un mois après cette scène, par un beau soir de mai, comme le soleil se couchait dans une gloire pourpre, François de Montmorency en grand deuil, l’âme noyée de regrets se promenait dans le jardin du château. Il s’assit sur un banc de pierre qu’ombrageait un énorme buisson de chèvrefeuille.

Dans une allée lointaine, il vit passer un couple qui marchait lentement parmi les fleurs, parmi les parfums du soir, dans l’auguste sérénité de ce beau crépuscule.

Pardaillan et Loïse s’arrêtèrent enlacés; ils échangèrent un long baiser, et leur amour paraissait infini, suave, parfumé comme la radieuse et sereine nature qui les enveloppait de ses caresses.

Les yeux du maréchal s’emplirent de larmes. Il laissa tomber sa tête dans ses deux mains, et murmura:

– Ô mes enfants, aimez-vous, soyez heureux!… Comme Loïse est fiévreuse depuis quelques jours!… Comme ses yeux brillent d’un éclat funeste!… Est-ce que je n’ai pas assez payé ma dette au malheur? Est-ce que je vais souffrir encore?… Oh! non!… non!… Enfants, chers enfants, pour tant d’infortune et de tristesse, soyez heureux, et que le trop plein de votre bonheur verse au moins une consolation suprême dans le cœur flétri qui bat encore dans ma poitrine!…

Il releva la tête… regarda au loin la vision adorable des deux amoureux qui s’étaient remis en marche, lents, onduleux, enlacés… Dans l’ombre du soir, ils semblèrent ne former qu’un seul être…

Puis ils disparurent au détour d’un massif de roses pourpres, comme s’ils fussent entrés dans de la gloire, dans des parfums, dans du bonheur, dans l’amour…

Alors, un sourire consolateur erra sur les lèvres de François de Montmorency…

Il se leva pour les voir encore, et il murmura le mot qui résume tout le doute et toute l’espérance des hommes:

– Qui sait?… Peut-être!…