À quelle rencontre faisait-il allusion?
On se rappelle que le vieux routier avait d’abord quitté son fils en lui disant qu’il allait à la Truanderie, puis, qu’il était revenu sous le prétexte de lui emprunter Pipeau, et qu’il était alors parti pour la Devinière.
Or, du premier coup où il sortit de la chambre du chevalier, Pardaillan père se mit à errer par l’hôtel en maugréant toutes les imprécations connues dans le royaume, jusqu’au moment où il se rencontra avec Loïse.
– Je vous cherchais, dit le vieux routier avec cette brusquerie qui dénote une grave inquiétude. Je tenais à vous faire mes adieux.
– Vos adieux! s’écria la charmante enfant qui ne put s’empêcher de pâlir.
– Oui, nous partons, mon fils et moi.
En parlant ainsi, et tout en expliquant avec volubilité que son fils lui paraissait atteint d’un mal incurable, le vieux renard s’était mis à marcher dans la direction de la chambre du chevalier.
Loïse le suivait machinalement, toute émue par la nouvelle de ce brusque départ, le cœur serré par une angoisse inconnue.
Pardaillan ouvrit doucement la porte.
Loïse entendit le discours que le chevalier adressait à Pipeau.
Ce fut alors que le vieux routier appela le chien et partit, laissant la porte ouverte et, devant cette porte, Loïse tout interdite… Que se passa-t-il en elle à ce moment? À quelle impulsion obéit-elle? Toujours est-il qu’elle entra, et levant ses yeux candides sur le chevalier stupéfait et bouleversé, demanda:
– Vous voulez partir?… Pourquoi?
Le chevalier, non moins interdit et certes plus tremblant que la jeune fille, murmura:
– Qui vous a dit que je voulais partir, mademoiselle?
– Votre père, d’abord. Vous ensuite.
– Moi?
– Vous-même. Vous voulez partir, disiez-vous… Pardonnez-moi, monsieur… J’ai entendu bien malgré moi… Vous avez dit que vous vouliez partir et pour ne plus revenir… et que vous ne pouviez emmener votre chien là où vous allez… et que si vous partez, c’est que vous vous ennuyez… Oh! monsieur, quel est ce pays d’où vous ne reviendrez jamais?…
– Mademoiselle…
– Et où vous ne pouvez emmener le pauvre Pipeau?
– De grâce…
– Et pourquoi vous ennuyez-vous?
Elle parlait ainsi que dans un rêve, tout étonnée de sa propre audace, toute tremblante maintenant, deux larmes au bord de ses longs cils.
Le chevalier la contemplait avec un inexprimable ravissement et une douleur aiguë. Sa tête s’embrasait, ses idées bourdonnaient comme un essaim d’abeilles en fuite. L’instant était redoutable et charmant.
Il balbutia, ne sachant pas trop ce qu’il disait:
– De dire que je m’ennuie, mademoiselle, c’est une façon de parler…
– Oh! reprit-elle sous l’impulsion d’un irrésistible mouvement du cœur, est-ce parce que vous êtes ici?… près de ma mère… près de mon père…
Et tout bas, elle ajouta:
– Près de moi!…
Le chevalier ferma les yeux, joignit les mains, et, d’une voix ardente:
– Ici… oh! ici… c’est le paradis!…
Elle poussa un faible cri. Et alors, cette lumière qui, en de certaines circonstances, jette sa flamme dans l’esprit et le cœur des jeunes filles, l’illumina soudainement, et, très pâle, blanche comme un lys, elle dit:
– Vous ne voulez pas partir… vous voulez mourir…
– C’est vrai.
– Pourquoi?
– Parce que je vous aime.
– Vous m’aimez?
– Oui.
– Et vous voulez mourir?
– Oui.
– Vous voulez donc que je meure?
Ces demandes et ces réponses, rapides, haletantes, fiévreuses, furent faites de part et d’autre d’une voix basse. Emportés qu’ils étaient par leur rêve, ils se rendaient à peine compte de ce qu’ils se disaient. Mais tout était amour en eux. De leur immobilité sans geste, de leur attitude figée, de leurs visages pâlis émanait un fluide mystérieux, et ils étaient comme dans une atmosphère d’amour.
Entre eux, il ne put être question de dissimulation. La fille la plus effrontée n’eût pas eu une pareille tranquillité, le don Juan le plus fieffé n’eût pas eu cette sérénité. Loïse, qui parlait au chevalier pour la deuxième ou troisième fois, avoua son amour spontanément. La pensée qu’elle aurait pu le cacher ou en rougir ne l’effleura même pas. Cette fleur de timidité n’eût pas compris la timidité en ce moment. Le chevalier l’eût prise par la main et l’eût emmenée qu’elle eût suivi tout naturellement.
Ce cri, qu’elle venait de laisser tomber de ses lèvres, ce cri de sincérité superbe était l’expression la plus complète, la plus absolue de ce qu’elle pensait.
Si le chevalier mourait, elle mourrait.
C’était simple, limpide, lumineux. Il n’y avait rien autour de cela: pas de réflexion, pas de contestation possible. Était-ce de l’amour? Elle ne savait pas. Elle ne cherchait pas à savoir.
Elle ne savait qu’une chose.
C’est que sa vie s’absorbait sans effort dans la vie du chevalier; c’est que son âme s’incorporait à l’âme de cet homme. Il était celui qu’elle attendait. Il lui apparaissait dans un tel prestige de jeunesse, de gloire et d’amour qu’elle en était éblouie. Leur conjonction dans cet hôtel de Montmorency lui semblait un événement naturel. Le contraire eût été impossible.
Et maintenant, s’il partait, elle partait.
S’il mourait, elle mourrait.
Plus rien au monde ne pouvait les séparer.
– Vous voulez donc que je meure? dit Loïse.
En même temps ses yeux bleus, limpides comme l’azur du ciel à l’heure des aubes d’étés, se fixèrent sur les yeux du chevalier de Pardaillan.
Il chancela.
Son être entier frémit d’une étrange vibration.
Il oublia que le maréchal la destinait à ce comte de Margency, à cet inconnu qui allait la lui prendre, et extasié, bouleversé par un étonnement infini, murmura:
– Je rêve.
Il demeurait devant elle les mains jointes, en adoration.
Lentement, elle baissa les yeux; une pâleur de lys s’étendit sur son visage, et elle dit:
– Si vous mourez, je meurs, puisque je vous aime…
Ils étaient tout près l’un de l’autre. Et pourtant, ils ne se touchaient pas. Le jeune homme éprouvait cette sensation très nette que l’ange s’évanouirait si seulement il lui prenait les mains.
Alors, avec cet accent de simplicité qui est la plus souveraine expression du pathétique, il murmura:
– Loïse, je vis puisque vous m’aimez… Être aimé de vous, cela me semblait une hérésie… Que votre regard se fût abaissé sur moi, c’était une folie… et pourtant, cela est. Loïse, je ne sais si je suis heureux ou malheureux, je ne sais si le ciel s’ouvre devant moi… Mais la plénitude de la vie, Loïse, vous me l’avez versée… Je tremble et ma pensée vacille… Vous m’aimez… Cela est, ce rêve est une vérité…
– Je vous aime.
– Oui. Je le savais. Tout me le criait. Tout me disait que j’étais venu dans ce monde pour vous, pour vous seule. Je voyais que vous ne pourriez pas ne pas m’aimer, tellement mon cœur allait avec force vers vous. De ne pas être aimé de vous, cela me paraissait une telle ténèbre que le soleil mourait dans le ciel.