Le comte était devenu livide; il s’apprêtait à écouter, comme l’accusé peut écouter à l’instant où le juge va prononcer la sentence.
– Mais, reprit Catherine, la reine de Navarre ne vous a donc rien dit depuis ce jour?
– Rien, madame, rien!… En quittant la maison d’Alice de Lux, elle me dit… et toute ma vie, j’aurai ces paroles gravées dans ma mémoire: «Mon enfant, j’ai longuement interrogé votre fiancée. Dans mon âme, voici ce que je pense: je verrai avec effroi que cette demoiselle devienne la femme d’un homme que j’aime comme un fils… mais l’amour peut faire des miracles… et je crois vraiment que l’amour d’Alice pour vous est de ceux qui font des miracles… Elle vous aime comme rarement femme aime… Devant un amour si grand, je vous dis, mon enfant: Suivez votre destinée; ne tenez compte ni de mes hésitations, ni de cet effroi véritable dont je vous parle; nulle femme au monde ne vous aimera comme vous aime Alice.»
Le comte garda alors un sombre silence, comme s’il eût encore répété en lui-même ces paroles. Puis il reprit:
– Depuis, la reine ne voulut jamais ajouter un mot. Elle me pria même de ne plus lui parler de ces choses jusqu’au jour où je serais décidé à épouser Alice… Ah! madame, les paroles de ma reine n’avaient fait qu’épaissir le mystère. Pourquoi cette noble femme, qui jamais n’a menti, a-t-elle rougi devant moi? Que signifie cet effroi qu’elle manifeste à l’idée qu’Alice peut devenir ma femme? Que s’est-il donc passé qu’il ait fallu un miracle, un miracle d’amour pour le faire oublier à Jeanne d’Albret?… Quoi! cet esprit si ferme et si juste hésite! Ce grand cœur vacille! Il me semble, à force de creuser ma pensée, que la reine de Navarre a surpris un crime chez Alice, et que, par pitié pour moi, peut-être, par grandeur d’âme, par l’étonnement que lui a causé l’amour d’Alice, elle ait résolu de taire ce crime… Il me semble que je lis dans son esprit… Épouse-la! Épouse cette criminelle! Ce mariage m’épouvante pour toi! Mais il y a tant d’amour dans vos cœurs, que le crime de vous séparer à jamais serait peut-être plus grand que le crime de vous unir!…
– Avez-vous revu Alice, depuis? demanda Catherine.
– Non, madame!… Il me semble maintenant qu’à son premier mot, à son premier geste, je découvrirai son crime… et pourtant je ne puis vivre sans elle, et pourtant je souffre à chaque seconde de cette existence que je mène loin d’elle…
– Vous parlez de crime, reprit la reine en hochant la tête, prenez garde d’aller trop loin dans des soupçons que rien ne justifie. Écoutez-moi, comte… Il y a dix-huit jours, je vous ai demandé un mois pour savoir toute la vérité sur Alice de Lux… Mon enquête a abouti plus rapidement que je n’eusse espéré… cette vérité, vous allez la savoir selon ma promesse… Alice de Lux est pure, Alice de Lux a mené l’existence la plus innocente, Alice de Lux est digne de l’amour et du respect d’un homme tel que vous… mais…
Ce «mais» le comte de Marillac ne l’entendit pas. À cette certitude que lui donnait Catherine de la pureté, de l’innocence d’Alice, le malheureux jeune homme était tombé sur ses genoux, râlant, délirant, sanglotant d’une joie surhumaine, il avait saisi les mains de la reine, et ce cri fit pour ainsi dire explosion sur ses lèvres.
– Ma mère!… ma mère!…
Catherine laissa tomber sur le comte prosterné un regard terrible; puis ce regard fit le tour de l’oratoire avec une inexprimable épouvante. Elle se redressa, dégagea ses mains, se recula, et d’une voix rauque:
– Êtes-vous fou, monsieur? gronda-t-elle.
Au même instant, Marillac fut debout… Mais déjà la reine avait composé son visage…
– Ah! comte, murmura-t-elle, vous venez de me donner une émotion bien cruelle, pour si douce qu’elle soit… Songez que si on vous avait entendu, la mère du roi de France était déshonorée…
– Oh! infâme que je suis!… Pardonnez à mon délire, Majesté… pardonnez un pauvre insensé que ballottent les passions et que conduit la fatalité…
– Silence, comte! Pour Dieu, si j’ai pu effacer de votre cœur les préventions que vous aviez contre moi, si j’ai pu vous inspirer non pas même de l’affection, mais cette pitié naturelle que tout homme accorde à la femme qui a longuement et atrocement souffert, silence! Silence sur tout ceci…
– Je le jure, oh! je le jure sur mon âme.
– Pas un mot, pas une allusion à personne au monde!
– À personne, madame, à personne!…
– Pas même à Alice! Pas même à cette reine de bonté qui est votre reine.
– Je le jure!…
– Vous m’avez également juré de tenir secrètes toutes nos entrevues…
– Je le jure encore!…
La reine parut alors s’apaiser et s’abandonner à cette mélancolie qui donnait un charme sévère à son visage, quand elle voulait. Le comte, encore tout pantelant d’émotion, demeurait devant elle, silencieux, cherchant à reprendre son sang-froid…
«Quoi! songeait-il. D’où me vient donc tant de joie? Ai-je donc réellement douté d’Alice? Jamais! Jamais!»
Après quelques instants, pendant lesquels Catherine calcula la confiance qu’elle avait pu acquérir dans le cœur de Marillac, elle reprit:
– Maintenant, puisque j’ai promis de vous dire toute la vérité, il faut que vous sachiez pourquoi la reine de Navarre a hésité, pourquoi vous avez pu concevoir des doutes sur Alice de Lux… Il y a en effet un mystère sur cette pauvre petite… et peut-être, parfois, a-t-elle pu elle-même vous sembler étrange dans ses attitudes ou ses propos.
– En effet… Elle a quelquefois des terreurs folles…
– Elle craignait que la vérité n’éclatât un jour à vos yeux; cette vérité terrible en soi, bien que la pauvre enfant n’en soit en aucune façon responsable…
– Parlez, madame, supplia le comte… maintenant, je puis tout entendre!
– Eh bien, Alice est une fille sans nom, sans famille. Adoptée par les de Lux, elle ne peut en réalité se réclamer de sa naissance; voilà la vérité, comte! Et voilà ce qui fait qu’une mère hésiterait à vous laisser épouser une fille dont on ne connaît ni père ni mère.
Cette étrange accusation proférée devant Déodat – l’enfant trouvé lui-même – était une de ces audaces comme les concevait le sombre cerveau de Catherine. N’être pas «née» était alors pour une fille un terrible malheur. Et la société moderne n’est-elle pas aussi féroce que les vieilles sociétés, en poursuivant de sa haine et de son mépris dans ses lois et ses coutumes ceux qu’elle appelle des bâtards, parce que la minute d’amour qui les créa ne fut pas visée, parafée et cyniquement autorisée par un monsieur porteur d’une écharpe autour du ventre?
Quoi qu’il en soit, Catherine savait admirablement ce qu’elle faisait.
Le comte, radieux, s’écria:
– Je cours me jeter aux pieds d’Alice… Puisse-t-elle me pardonner d’avoir osé la soupçonner!
– Ainsi, comte, vous passez outre?… malgré ce que je viens de vous révéler?…
– Ah! madame, murmura Marillac d’une voix basse et ardente, comment cela pourrait-il m’arrêter, alors que moi-même…
Il se tut subitement, en voyant le nuage de tristesse qui couvrait soudain le front de la reine, et, se courbant devant elle, ajouta:
– Madame, je vous bénis pour la joie immense que vous venez de me donner… c’est à vous que je dois la vie…