Maintenant on comprend sa stupéfaction, sa rage, et aussi sa terreur de retrouver Pardaillan bien vivant, Pardaillan avec son fils!
Et quelles durent être ses pensées lorsqu’il vit Jeanne elle-même!…
C’était l’écroulement de tout son plan!
Les Pardaillan dénonçant la conspiration, François reprenant Jeanne, il vit tout cela d’un coup d’œil, et lorsqu’il reprit le chemin de l’hôtel de Mesmes, il était bien résolu à obtenir un ordre du roi, à revenir lui-même faire le siège de la maison, de tuer de sa main, qui ne pardonnait jamais, les deux Pardaillan.
Il voulait avant tout savoir comment le vieux Pardaillan, qu’il avait laissé pour mort au fond de sa cave, se trouvait parfaitement en vie et comment Gilles avait pu laisser Jeanne de Piennes s’échapper de chez Alice.
Il avait cédé à la prière menaçante de Jeanne en lui disant: «Ces deux hommes sont à vous, prenez-les!» Mais en cédant, il s’était dit simplement qu’ainsi il les tenait tous quatre et qu’il les reprendrait dans un seul coup de filet.
Malgré ces assurances qu’il se donnait à lui-même, il se sentait dévoré d’inquiétude, et lorsqu’il atteignit l’hôtel de Mesmes, il écumait de rage.
Certainement, le sieur Gilles allait payer de sa vie cette inquiétude du maréchal.
Il entra seul dans l’hôtel, ayant renvoyé son escorte à sa maison des Fossés-Montmartre.
Il parcourut rapidement l’hôtel sans retrouver personne.
– Fou que je suis! gronda-t-il, le misérable Gilles doit se trouver lui aussi aux Fossés-Montmartre!… à moins qu’il n’ait fui!… à moins encore que, d’accord avec le damné Pardaillan, il ne soit près de lui!…
Il allait rebrousser chemin et sortir lorsqu’il eut l’idée de pousser jusqu’à l’office.
Il lui fallut pour cela longer ce corridor où se trouvait la porte de la fameuse cave et où avait eu lieu la grande bataille de Pardaillan.
Or, en passant devant la cave, le maréchal vit la porte ouverte.
Il se pencha et aperçut une faible lueur.
– Si ce pouvait être lui! grinça-t-il entre ses dents. Cette cave qui eût dû être la tombe de Pardaillan deviendrait celle de Gilles, voilà tout. Il n’y aurait que le cadavre de changé!
Il descendit avec précaution.
À mesure qu’il descendait, l’intérieur de la cave lui apparaissait plus nettement.
Et lorsqu’il s’arrêta enfin à la dernière marche, il demeura saisi d’étonnement.
Un spectacle étrange, presque fantastique, s’offrit à sa vue.
Et un sourire livide détendit ses lèvres.
Il se glissa alors sans bruit dans un angle obscur pour ne rien perdre au spectacle en question.
La scène que nous allons retracer et qui se déroula sous les yeux du maréchal était éclairée par une torche de résine qui traçait un cercle de lumière, tandis que le restant de la vaste cave demeurait plongé dans les ténèbres.
Dans ce cercle de lumière, éclairé par les lueurs fumeuses de la torche apparaissaient deux hommes.
L’un d’eux était debout, attaché par des cordes à une espèce de poteau de torture.
L’autre était assis sur un billot de bois, en face du patient.
Celui qui était attaché au poteau était assez jeune encore; il avait une figure blême de terreur et poussait des gémissements à fendre l’âme la plus dure.
L’autre était un vieillard à physionomie démoniaque; une espèce de rictus qui découvrait les trois ou quatre dents de ses mâchoires desséchées comme du parchemin, balafrait ce visage couturé de rides, et la lueur de la torche faisait briller ses yeux d’étranges paillettes rouges.
Il était accroupi plutôt qu’assis sur son billot, et il s’occupait très consciencieusement à aiguiser un couteau de cuisine long, mince et affilé.
Or, ce vieux qui semblait se préparer à quelque besogne de bourreau, le maréchal le reconnut aussitôt, ainsi que le malheureux attaché à son poteau.
Le vieux, c’était Gilles.
Le jeune, c’était Gillot.
Expliquons en quelques mots comment Gillot se trouvait dans cette cave, alors que la plus élémentaire notion de la prudence eût dû lui conseiller de mettre le plus d’espace possible entre lui et son digne oncle.
Gillot, comme nos lecteurs ont pu le constater, avait reçu du ciel un certain nombre de vices en partage. L’on sait assez avec quelle prodigalité le ciel qui, assurent les bonnes âmes, se charge de répandre sur la terre les bonnes et les mauvaises qualités, a distribué les vices et avec quelle révoltante parcimonie il a épandu les vertus. Gillot était vicieux. Il était poltron, cafard, libidineux, gourmand ou plutôt goinfre, paresseux, fainéant et même «faignant» – car il y a une nuance entre la «fainéantise» et la «faignantise» – méchant quand il le pouvait, lâche par conséquent, en somme un répugnant personnage.
Mais par-dessus tout, Gillot était avare.
Il tenait cela de son oncle, qui était l’avarice incarnée.
Ce fut cette avarice qui perdit l’infortuné Gillot, de même que l’amour perdit Troie.
En effet, au moment où, après l’héroïque résistance de Gilles, qui, comme on l’a vu, s’était obstinément refusé à révéler le secret du maréchal, Gillot, pour sauver ses oreilles, avait raconté à Pardaillan en quelle maison se trouvaient Jeanne de Piennes et Loïse; à ce moment-là; disons-nous, profitant de la prostration de son oncle et de l’émotion des deux Pardaillan, Gillot s’était éclipsé sans bruit.
La poltronnerie, alors, le dominait tout entier.
Il venait de sauver ses oreilles – ces larges oreilles auxquelles, d’après les dires du vieux Pardaillan qui avait des idées spéciales en esthétique, il avait si grand tort de tenir.
Mais ce n’était pas tout, les oreilles ne constituant en somme qu’un ornement de sa figure.
Il s’agissait maintenant de sauver le corps tout entier.
Pardaillan n’avait menacé que les oreilles, et encore prétendait-il ainsi embellir la face rougeaude de Gillot.
Mais Gilles! Ah! l’inexorable colère de l’oncle s’attaquerait à sa vie même! Gillot s’attendait pour le moins à être pendu si jamais il se trouvait nez à nez avec le terrible vieillard qui n’avait pas hésité à offrir sa vie et sa fortune plutôt que d’encourir la disgrâce de son maître!
Et ce maître lui-même, que ferait-il de Gillot?…
Gillot frémit. Gillot sentit des ailes pousser à ses talons. Gillot escalada l’escalier avec toute la vélocité de l’épouvante la plus justifiée. Gillot, en quelques secondes, se trouva dans l’office, et là, il se dit:
«Voyons, je ne puis rester à Paris. Si je n’y mourais de pendaison, de strangulation, ou d’estrapade, j’y mourrais de peur, ce qui est tout un. Il faut que je m’en aille. Où cela ? au nord? au midi? Peu importe, pourvu que ce soit loin, très loin! Partons!…»
Et Gillot fit un mouvement pour s’élancer.
Mais au même instant, sa figure se rembrunit. Pour aller loin, il faut beaucoup d’argent. Et Gillot s’étant fouillé, constata qu’il se trouvait en tout et pour tout propriétaire d’un écu deux sols et six deniers.
Presque aussitôt, une réflexion traversa sa cervelle matoise, et sa figure prit à l’instant une expression d’hilarité qui eût pu faire croire qu’il devenait fou.