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Et elle ajouta:

– Je suis heureuse de ce que vous me dites là, car la lettre… eh bien, je l’ai déjà rendue à Alice.

Panigarola dit d’une voix paisible – trop paisible pour l’oreille exercée de Catherine:

– En sorte que la voilà libre? je veux dire: délivrée de vous, madame.

– Et de vous, mon révérend père.

– Je ne l’ai jamais menacée.

– Allons, marquis, vous êtes encore un enfant. Faut-il vous dire que j’ai assisté à la scène de la confession d’Alice dans Saint-Germain-l’Auxerrois? À l’entrevue que vous avez eue avec elle, chez elle? J’ai tout vu, tout entendu, sinon par mes yeux et mes oreilles, du moins par des yeux et des oreilles qui m’appartiennent. Je sais que vous aimez Alice. Je sais que vous avez ravalé votre noble élégance au hideux métier de crieur des trépassées pour pouvoir, la nuit, aller rôder et sangloter autour de sa maison. Vous l’adorez encore, vous dis-je! Et tout ce que vous avez trouvé de mieux pour venger votre passion humiliée, c’est de vous enfermer dans cette abominable cellule et de vous ensevelir sous un froc!

– Vous ai-je dit que je ne l’aimais pas, fit le moine.

Et cette fois la statue parut s’animer. Il y eut des frémissements dans les plis du froc. La voix prit une intonation douloureuse.

– Je l’aime! continua-t-il. Et j’éprouve une joie affreuse à dire tout haut ce que je me répète tout bas dans le silence de mes nuits sans sommeil. Oui, mon cœur sanglote, et pour labourer ma poitrine, je n’ai pas besoin de ce cilice, mes ongles la fouillent sans que je parvienne à arracher ce misérable cœur. Oui, ma pensée a sombré dans un océan de désespoir, et lorsque, éperdu, je lève les yeux au ciel, je n’y découvre pas l’étoile qui pourrait me ramener à l’apaisement. Humanité! Je t’ai sondée: tu n’es que souffrance… Royauté, puissance! je t’ai regardée face à face: tu n’es que vanité… Dieu, espoir suprême, je t’ai cherché: tu n’es que néant… En moi, madame, il ne reste plus rien; je suis une ombre, moins qu’une ombre… Et pourtant, lorsque je m’étudie, lorsque j’entre dans les obscures profondeurs de ma conscience, parfois, dans la nuit de mon deuil, dans la ténèbre de mon désespoir, je vois luire l’aube incertaine et vacillante d’un sentiment nouveau…

Le moine baissa la tête comme s’il eût cherché à saisir ce sentiment dont il parlait, à fixer cette lueur peut-être consolatrice qui s’éveillait au plus profond de lui-même.

– Quel est donc ce sentiment? demanda Catherine étonnée, subjuguée peut-être.

– La pitié, répondit le moine. Ah! madame, je sais que je vous parle en ce moment une langue ignorée de vous, inconnue des hommes de ce temps… Et pourtant, il m’arrive de me dire que la pitié sauvera le monde. Oui, lorsque les hommes auront pitié les uns des autres, lorsqu’ils comprendront quelle est leur commune faiblesse, lorsque les puissants auront pitié du malheur des pauvres, lorsque les pauvres auront pitié du néant des riches, alors peut-être les hommes s’uniront, alors il n’y aura ni rois ni sujets, ni riches ni pauvres, ni maîtres ni serviteurs… alors il n’y aura que des hommes essayant de se donner la main les uns aux autres…

– Folie! murmura Catherine. Rêves insensés d’un esprit aux abois! Allons! je n’ai à faire ici.

Le moine entendit ou n’entendit pas. Mais il continua: Voilà ce que parfois je songe, Majesté… Alors je sens mes douleurs s’apaiser peu à peu. Alors je renonce à rôder autour de la femme que j’aime. Alors je m’enferme dans cette cellule, et c’est de la pitié qui s’élève de mon cœur vers cette malheureuse qui me bafoua, qui me fit souffrir, mais qui a souffert aussi, qui souffre plus que moi peut-être…

– Vous êtes de bonne composition, marquis… dit Catherine en se levant.

Panigarola s’inclina lentement comme s’il n’eût eu plus rien à dire.

La reine fit deux pas vers la porte.

Tout à coup, une idée soudaine la fit s’arrêter court. Elle se retourna à demi vers le moine courbé dans une attitude où il y avait plus de politesse pour la femme que de respect pour la reine.

– Je vous félicite, dit-elle sans ironie apparente. Alice sera donc heureuse, puisque la voilà délivrée de vous qui vous baignez dans les eaux bienfaisantes de la pitié; délivrée de moi qui n’ai aucun intérêt à tourmenter cette pauvre enfant. Elle sera heureuse, cette chère Alice, d’autant plus qu’elle partagera ce divin bonheur avec l’homme qu’elle aime…

Panigarola fut agité comme par une secousse électrique.

«Touché!» fit Catherine en elle-même. Et tout haut elle ajouta:

– Adieu, marquis. Je vais méditer l’homélie dont vous m’avez gratifiée touchant la vanité de la puissance royale et le néant de l’amour.

– L’homme qu’elle aime! murmura Panigarola livide.

– Eh oui! M. le comte de Marillac, ami fidèle du roi de Navarre. Ce digne huguenot épousera son Alice dès que les noces du Béarnais seront accomplies, il l’emmènera là-bas dans son pays et, comme la paix régnera dans le royaume, comme catholiques et réformés se jurent amitié, rien ne viendra troubler le parfait bonheur des jeunes époux. Ils auront beaucoup d’enfants et donneront au monde l’exemple d’un amour sans mélange.

Ce que Panigarola souffrit dans cet instant, lui seul eût pu le dire. L’infernale Catherine venait d’un seul mot de réveiller en lui tous les démons de la jalousie. Marillac!… Il avait fini par l’oublier! À force de s’hypnotiser dans la pensée d’Alice, à force de supputer ce qu’elle avait dû souffrir, oui, il avait eu pitié d’elle… Qu’elle disparût de sa vie, qu’elle allât achever en quelque coin ignoré une existence apaisée… certes, il ne la poursuivrait pas! Il se trouvait assez vengé, et parfois même il se demandait s’il n’avait pas été au-delà de son désir de vengeance.

Des rêves de pardon l’avaient hanté, aussi.

Qui savait si, un jour, il ne conduirait pas auprès d’Alice le petit Jacques Clément?

– Vous avez assez payé votre crime, lui dirait-il, embrassez votre enfant!

Dans ces rêves heurtés, dans cette sombre recherche de l’apaisement, dans ces tragiques combats que l’amour et la pitié se livraient en lui le comte de Marillac n’existait plus.

Un mot de Catherine de Médicis le fit revivre dans l’esprit du moine.

C’était pourtant une belle âme que ce jeune homme enthousiaste, ardent, passionné! Il s’était pourtant élevé très haut dans les sereines régions du pardon!

Mais la passion devait être la plus forte! S’il pardonnait à l’amante malheureuse, il ne pardonnait pas au rival heureux!

Peut-être à ce moment haïssait-il Marillac autant qu’il aimait Alice.

La reine avait suivi sur le visage du moine les ravages qu’elle venait de faire dans son cœur en évoquant le bonheur du rival.

– L’homme qu’elle aime! avait répété Panigarola.

– Vous avez pitié de celui-là aussi? dit Catherine. Je vous jure que lui n’aurait pas pitié de vous.

Et brusquement, le moine comprit qu’il voulait tuer Marillac.

Il comprit le sens de ce qu’il appelait sa pitié: Alice ne devait être à personne! Et Marillac devait disparaître!

– Que la femme vive! gronda-t-il. Qu’elle vive en paix, autant que la paix peut descendre en elle! Mais l’homme!… ah! l’homme! C’est autre chose!…