– Bah! Bah! Je te le permets… Tu n’oses pas?… Eh bien je vais faire comme si tu m’avais interrogée… Il te pardonne, Alice!
Alice de Lux eut un frémissement.
– Il te pardonne, te dis-je! Tout est fini, oublié…
– Madame…
– Ah! oui, la lettre! C’est cela, n’est-ce pas?… Eh bien! je la lui ai remise… Et il veut te la rendre lui-même… Et ce n’est pas tout!… Il veut que tu sois heureuse, jusqu’au bout: tu reverras ton enfant, Alice, et tu pourras l’emmener.
Alice pâlit affreusement.
– Ah! mon Dieu, continua la reine, je n’y pensais plus!… Il ne faut pas que le comte sache l’existence de cet enfant… Eh bien, tu en seras quitte pour ne pas l’emmener… C’était un sacrifice que te faisait Panigarola…
Pendant que Catherine, habile tourmenteuse s’il en fût, continuait sa route, le moine à travers les couloirs et les escaliers du couvent se dirigeait vers les jardins. Et à le voir passer, glacial, indifférent, il eût été impossible de soupçonner quel orage se déchaînait dans ce cœur.
Nous avons dit que Panigarola jouissait dans le monastère de la plus entière liberté. Il allait et venait à sa guise. Généralement on le laissait seul; les moines le redoutaient et lui supposaient un grand pouvoir occulte.
Panigarola marcha machinalement vers un coin du jardin où il y avait un banc de pierre et où il se promenait d’habitude.
Il s’assit sur le banc et laissa tomber sa tête dans une de ses mains.
À ce moment, il faisait presque nuit. Panigarola vit tout à coup quelqu’un qui s’asseyait près de lui. Ce quelqu’un, c’était l’abbé du couvent des Carmes, personnage considérable, jouissant d’une haute influence et considéré comme un saint non seulement par la communauté qu’il dirigeait, mais par la majorité des prêtres de Paris.
– Vous travaillez, mon frère? demanda l’abbé… Restez assis… Ne vous levez pas.
– Monseigneur, dit Panigarola en cédant au geste bienveillant de l’abbé, je travaillais en effet… je prépare un sermon…
– C’est tout ce que je voulais savoir… Continuez, continuez, mon digne frère… moi je vais prévenir les curés et leurs vicaires qu’ils aient à venir vous entendre demain à Saint-Germain-l’Auxerrois… en même temps, j’écris à Rome que les temps sont proches… Laissez-moi vous faire une recommandation, mon frère.
– Je l’accueillerai avec reconnaissance, monseigneur.
– Que votre sermon de demain soit clair! Vous n’aurez pas vos auditeurs mondains ordinaires; l’église sera remplie de prêtres; or, vous connaissez le peu d’intelligence de nos curés; il s’agit donc de leur remontrer nettement leur devoir et de les enflammer de ce même courage dont les Macchabées [10] ont jadis donné l’exemple au monde. En un mot, mon cher fils, permettez-moi de vous donner ce nom, songez que vous leur portez un mot d’ordre.
– Votre Révérence peut se rassurer, dit Panigarola. Je ferai de mon mieux.
– Si cela est vrai, dit l’abbé en se levant, de grandes choses s’accompliront. Car le désir d’un noble combat enflamme nos amis et nos prêtres. Mais l’élan a été brisé. Nul n’ose dire ce qu’il pense. Il suffirait d’un seul coup de trompette dans le camp pour que chacun coure aux armes… c’est vous qui allez le donner. Mon fils, recevez ma bénédiction…
Panigarola se courba sous le geste.
Quand il se redressa, il vit l’abbé qui s’en allait.
Alors, il se dirigea vers cette partie du couvent où se trouvaient logés un certain nombre d’employés laïques, et qui était séparée du monastère proprement dit par un mur percé d’une porte. Le moine franchit cette porte, traversa une cour, entra dans un bâtiment isolé et pénétra enfin dans une chambrette où dormait un enfant.
Panigarola n’alluma pas de flambeau.
Il se pencha sur le petit lit et, longuement, contempla l’enfant, comme s’il eût vu clair dans la nuit.
De sombres pensées l’agitèrent sans doute, car une sorte de râle, par moments, soulevait sa poitrine. Enfin, il se laissa tomber à genoux, le visage dans les deux mains, et des larmes brûlantes glissèrent à travers ses doigts.
Et qui se fût trouvé près de lui, l’eût entendu murmurer dans un sanglot:
– Ô mon fils!… Si, du moins, elle t’aimait!… Si tu pouvais me faire reconquérir ta mère!…
Le petit Jacques-Clément dormait son innocent sommeil; un souffle régulier s’échappait de ses lèvres sur lesquelles se jouait un sourire.
Le lendemain soir, le révérend Panigarola prêcha dans Saint-Germain-l’Auxerrois.
L’archevêque de Paris assista à ce sermon. Les évêques Vigor et Sorbin de Sainte-Foi, prédicateur ordinaire du roi, le chanoine Villemur à la tête du chapitre de son église, les curés, doyens et vicaires de toutes les paroisses, près de trois mille prêtres emplissaient la vaste nef. Les portes étaient fermées. Une vingtaine de laïques furent seuls admis; de ce nombre étaient le duc de Guise, le maréchal de Tavannes, le chancelier Birague, le duc de Nevers, le maréchal de Damville, le prévôt Charron, Curcé l’orfèvre, le libraire Kervier, le boucher Pezou, le poète Dorat.
En outre, un certain nombre de capitaines des milices bourgeoises, des centainiers et même quelques simples dizainiers se massèrent à l’intérieur, près des portes, et purent entendre le sermon.
Le discours du révérend fut entendu dans le plus grand silence.
Seulement, quand ce fut fini, un frémissement terrible parcourut cette assemblée, surtout parmi les curés.
Puis, tout ce monde s’écoula.
Alors une femme qui, cachée dans une des loges, avait tout vu, tout entendu, se leva à son tour et sortit. À la porte, elle retrouva quelques gentilshommes qui escortèrent sa litière jusqu’à l’hôtel de la reine.
En effet, c’était Catherine.
Et Catherine, au moment où le sermon se finissait, s’était penchée; son regard, chargé d’une haine avide, s’était appesanti sur le duc de Guise, et elle avait murmuré:
– Messieurs de Lorraine, exterminez-moi les huguenots!… Ce sera bien étonnant si dans la bagarre quelques bonnes arquebuses huguenotes ou autres, ne me débarrassent de vous en même temps! Le royaume purifié des huguenots par les Guises et des Guises par les huguenots… voilà le plus beau trait de ma vie! Quant au roi, ajouta-t-elle, avec un sourire, il n’est pas besoin de le tuer: il meurt. Ô mon Henri, tu régneras sans conteste sous l’égide de ta bonne mère!…
Dès le lendemain de cette mémorable soirée, de furieuses prédications éclatèrent à la fois dans toutes les églises de Paris.
Et à la suite de chacun de ces prêches, le peuple se répandait dans les rues avec des menaces et des imprécations contre les réformés.
Les huguenots conçurent bien quelque inquiétude de ce retour offensif de haines qu’ils croyaient éteintes. Mais, comme tous les jours le roi les invitait à son jeu de paume, comme il paraissait ne plus pouvoir se passer de Coligny, comme il s’entourait toujours des huguenots pour aller à la chasse, les inquiétudes finirent par s’atténuer.
D’ailleurs, tous les esprits étaient préoccupés de la prochaine célébration du mariage d’Henri de Béarn et de Marguerite.
Seuls, quelques esprits chagrins voulaient voir une mystérieuse coïncidence entre la mort foudroyante de Jeanne d’Albret et ces sentiments d’hostilité qui se déchaînaient dans le peuple de Paris.