Non, Gillot n’était pas fou!
Simplement, il venait de se rappeler que s’il était pauvre, son oncle était fort riche! À force de musarder et de fouiller dans l’hôtel, Gillot avait découvert depuis longtemps le vénérable coffre où Gilles entassait les écus qu’il avait gagnés indistinctement avec ceux qu’il avait volés.
Ce coffre, jamais Gillot n’était parvenu à l’ouvrir en douceur. Mais les circonstances étaient telles qu’il se faisait fort de l’éventrer.
Saisir une pioche, s’emparer des clefs, voler vers l’appartement de son oncle, ouvrir le cabinet où se trouvait le fameux coffre, tout cela ne fut pour le rapide Gillot que l’affaire de deux minutes.
Or, il se disait que Gilles en avait bien encore pour un bon quart d’heure avec les Pardaillan.
C’était plus de temps qu’il ne lui en fallait pour éventrer le coffre à coups de pioche, emplir ses poches du plus d’or qu’il pourrait, et filer ensuite avec toute la vitesse imaginable.
Gillot, avant de porter le premier coup, tâta le couvercle du coffre pour voir où il faudrait frapper.
Et il tressaillit alors d’un long tressaillement de joie et de surprise: au premier mouvement qu’il avait fait, il avait soulevé le couvercle! Le coffre n’était pas fermé! Pourquoi? Comment? Il ne prit pas la peine de se le demander. (Nos lecteurs n’ont pas oublié sans doute que le vieux Pardaillan avait passé par là.) Gillot leva le couvercle sans plus de réflexions et poussa un rugissement de joie, tomba à genoux, et plongea ses deux bras jusqu’aux coudes dans les piles d’écus qui trébuchèrent et s’effondrèrent avec un bruit délicieux.
À ce moment, Gillot oublia le ciel et la terre. Il oublia Pardaillan. Il oublia son oncle. Poltronnerie, lâcheté, gourmandise, paresse, tout disparut: l’avarice régna seule dans cet esprit.
Après un temps d’extase et de contemplation, Gillot en vint pourtant à se dire qu’il était là pour emplir ses poches, opération qu’il commença aussitôt.
– Jamais je ne pourrai tout emporter! grommela-t-il avec un soupir de furieux regret, un vrai soupir d’avare.
Gillot était tout entier dans ce mot.
Pêle-mêle, cependant, il entassait les écus dans ses poches, dans ses chaussures, dans son pourpoint, sans songer qu’il ne pourrait faire un pas dans la rue sans résonner comme un boulet à sonnettes et sans risquer de semer de l’or sur la route, ce qui, infailliblement, le désignerait au guet, à la foule, comme un être phénoménal digne d’admiration, laquelle admiration se traduirait par une arrestation en bonne et due forme.
Gillot entassait toujours.
– Encore ces quelques pièces qui reluisent si bien!
Ses poches crevaient. Il se gonflait d’or à en éclater…
– Encore cette pauvre poignée de mignons écus!
Et il remplit sa toque.
Une fois qu’il se fut vautré tout son soûl dans cet argent et cet or, une fois qu’il en fut gorgé comme une sangsue, Gillot, les jambes écartées, les bras raides, tout pesant et tout embarrassé, se recula en murmurant:
– Quel malheur! j’en ai à peine la moitié. Or çà, fuyons maintenant!
Il se détourna vers la porte et demeura pétrifié, les yeux morts, la lèvre pendante…
Son oncle était là!
Le terrible Gilles, accoté à la porte fermée, le regardait faire, avec un sourire blafard.
Gillot voulut joindre les mains, et dans ce mouvement, deux ou trois piles d’écus roulèrent sur le carreau, se mirent à tourner, à danser…
Gillot se laissa tomber à genoux, et alors ce furent ses chausses qui crevèrent, la danse des écus recommença, avec une infernale musique, une course d’or que le vieillard suivait du coin de l’œil en continuant à sourire le plus hideusement du monde.
Ce que voyant, Gillot essaya de sourire aussi: d’où le choc de deux grimaces extraordinaires.
– Mon oncle, mon digne oncle, balbutia Gillot.
– Que fais-tu là? demanda le vieillard.
– Je… vous voyez… je… range votre coffre…
– Ah bon! Tu ranges mon coffre? Eh bien, continue, mon garçon.
Gillot demeura interloqué. Il savait que son oncle était de tempérament goguenard. L’effroyable vieillard aimait à rire. Les farces macabres lui plaisaient.
– Que… je continue? bégaya Gillot au comble de la terreur.
– Mais oui: il y avait dans mon coffre vingt neuf mille trois cent soixante-cinq livres en argent et soixante mille deux cent vingt-huit livres en or; en tout, si je sais compter, quatre-vingt-neuf mille cinq cent quatre-vingt-treize livres.
– Quatre-vingt-neuf mille cinq cent quatre-vingt-treize! répéta machinalement Gillot.
– Mes économies, fit Gilles. Compte, mon garçon, compte devant moi, écu par écu; range-moi tout cela, par piles de vingt cinq; l’or à droite, comme étant plus noble; l’argent à gauche; allons… qu’attends-tu?
– Voilà, mon digne oncle, mon bon oncle, voilà! fit Gillot qui commençait à se demander si vraiment il n’allait pas tout à la douce se tirer de ce mauvais pas.
Et il se mit à vider ses poches, ses chausses, son pourpoint.
Le rangement commença avec ordre et méthode sous les yeux de l’oncle qui brillaient comme des escarboucles et ne perdaient pas de vue les mains du neveu.
À mesure que chaque pile reprenait sa place dans le coffre, un nouveau soupir s’étranglait dans la gorge de Gillot, tandis que l’oncle comptait:
– Encore quinze mille… encore douze mille… encore six mille…
Le total baissait de plus en plus, à mesure que les écus étaient réintégrés.
L’opération, comme bien on pense, dura longtemps. Commencée vers deux heures, elle s’acheva à cinq heures du soir.
Or, cette opération s’accomplissait en même temps que le roi Charles IX faisait sa rentrée dans Paris, en même temps que les deux Pardaillan, après la visite du chevalier à Alice de Lux, et l’attente du vieux routier dans le cabaret de Catho, se battaient rue Montmartre contre les mignons et Damville.
Donc, l’oncle Gilles annonçait le total à mesure que les piles d’or et les piles d’argent s’entassaient dans le coffre.
– Il ne manque plus que cinq mille livres… plus que quatre mille… plus que trois mille…
Gillot qui venait de placer délicatement le dernier écu et de pousser un dernier soupir, Gillot regarda autour de lui et ne vit plus rien.
À part le coffre, il n’y avait pas de meubles dans ce cabinet.
Le carreau apparaissait donc tout entier: il n’y avait plus un seul écu.
– Comment dites-vous, mon oncle? fit Gillot.
– Je dis qu’il ne manque plus que trois mille livres.
Gillot se fouilla et tira de sa poche l’écu, les deux sols et les six deniers qui, on se le rappelle, constituaient sa fortune personnelle. Héroïquement, il les tendit au vieillard qui s’en saisit, les fit disparaître, et dit:
– Après!…
– Après, mon oncle?
– Oui. Les trois mille livres!
– Mais je n’ai plus rien, mon oncle!
Gilles haussa les épaules. Cependant, une inquiétude commença à se glisser dans son cœur. Et son sourire devint amer.