– Puisque vous êtes en veine de franchise, ne pourriez-vous me dire qui vous a prévenu?
– C’est facile, et je ne vois aucune raison de vous cacher ce détail. Un de mes officiers que vous connaissez bien, pour qui vous professez la plus vive amitié… ce brave Orthès.
– Monsieur le vicomte d’Aspremont!
– Lui-même. Si vous avez de l’amitié pour lui, il a pour vous une telle affection qu’il recherche toutes les occasions de vous apercevoir, ne fût-ce qu’un instant. Je crois qu’il a quelque chose d’intéressant à vous dire.
– Je l’écouterai volontiers, monseigneur. Il y a en effet une conversation engagée entre ce digne gentilhomme et moi, et il faudra bien que le dernier mot reste à l’un ou à l’autre. Mais daignez continuer, monseigneur, vous disiez donc…
– Je vous disais, mon cher monsieur, que votre excellent ami Orthès, dans l’espoir de vous serrer dans ses bras, ne cesse de rôder autour de l’hôtel de Montmorency.
– Ah! songea Pardaillan, ce n’est donc pas Gillot!
– Ce soir donc, il vous a suivi, il vous a vu escalader le mur de mon enclos, et tandis que vous forciez l’office, il est entré par la grande porte et m’a prévenu de votre visite. J’étais sur le point de me coucher. Mais pour avoir le plaisir de vous voir, j’ai résolu de veiller. Bien m’en a pris, puisque vous voilà.
– Oui, me voilà, dit Pardaillan. Mais, monseigneur, puisque vous poussez la condescendance à ce point, vous me permettrez bien de vous poser une petite question, une seule?
– Comment donc! Dix questions, question ordinaire et question extraordinaire, vous avez droit à toutes les questions!
Cette fois, le vieux routier ne put s’empêcher de pâlir!
Est-ce qu’il allait être livré au bourreau?
Est-ce qu’on allait lui appliquer la question, c’est-à-dire la torture!…
Pourtant, il fit bonne contenance et reprit:
– Je vous demanderai donc, monseigneur, si vous êtes seul, si je puis vous parler à cœur ouvert.
– Monsieur de Pardaillan, vous pouvez tout me dire, et décharger votre cœur. Quant à être seul, vous comprenez bien que ce serait vous faire injure. Il n’y aura jamais trop de braves officiers autour de moi pour faire honneur à un homme tel que vous. Et d’ailleurs, voyez!
À ces mots, le maréchal se leva. Trois portes s’ouvraient sur cette salle: l’une par laquelle Pardaillan était entré; la deuxième qui donnait sur la chambre à coucher; la troisième qui ouvrait sur un cabinet d’armes.
Damville ouvrit la première, et Pardaillan aperçut douze gardes sur deux rangs, armés de hallebardes.
Le vieux routier hocha la tête, et Damville referma. Puis, du même pas tranquille, il ouvrit la deuxième porte, et une quinzaine de gentilshommes apparurent à Pardaillan: ils avaient tous l’épée à la main.
– Bonsoir, messieurs! dit le vieux routier en saluant.
Les gentilshommes demeurèrent immobiles et muets.
Cette deuxième vision disparut aussitôt, le maréchal ayant refermé la porte. Il alla alors ouvrir la troisième, et cette fois, ce furent six arquebusiers, prêts à faire feu, qui apparurent; derrière eux, Orthès, prêt à donner le signal d’une décharge.
Cette troisième porte refermée, le maréchal revint prendre sa place.
«Je suis pris!» se dit Pardaillan, qui ne put s’empêcher de frémir.
Mais peut-être qu’une idée soudaine traversa sa cervelle, car le maréchal, en s’asseyant, le vit sourire, et ce sourire décontenança Damville qui s’attendait à le voir pâle et tremblant.
– Causons maintenant, dit le maréchal en fronçant les sourcils. Mon cher monsieur, vous veniez pour m’assassiner.
– Non pas, monseigneur, je venais pour vous tuer, il est vrai, mais pour vous tuer en un combat loyal. Je comptais vous trouver seul. J’avais même prévu le cas où je vous eusse trouvé endormi. Alors, je vous eusse réveillé, je vous eusse prié de vous habiller, et je vous eusse dit ceci: «Monseigneur, vous gênez terriblement quelques braves gens qui ne demandent qu’à vivre heureux et tranquilles et que vous avez résolu d’occire. Vous avez fait assez de mal dans votre vie. Et c’est vous rendre un signalé service que de vous empêcher d’en faire encore. Voici votre, épée, voici la mienne. Défendez-vous bien, car j’ai la prétention de ne pas sortir d’ici sans vous avoir tué.» Voilà ce que je vous eusse dit, monseigneur. Et je suis prêt à vous le redire. Vous ouvrirez ces trois portes. Il y aura de nombreux témoins pour affirmer que monseigneur Henri de Montmorency, maréchal duc de Damville n’a pas été assassiné, mais bien tué légalement par la grâce de Dieu et de ma rapière.
Ce maréchal était une véritable bête féroce; mais il avait le culte du courage.
L’attitude paisible et narquoise de Pardaillan, ce sourire qui hérissait sa moustache, sa tranquillité parfaite dans une aussi terrible conjoncture, firent donc sur lui une profonde impression, et il ne put s’empêcher de jeter un regard d’admiration sur l’homme qui, entouré d’épées, de hallebardes et d’arquebuses, osait lui tenir un pareil langage.
– Monsieur de Pardaillan, dit-il, vous n’avez pas prévu le cas où c’est moi qui vous eusse tué…
– C’était impossible, monseigneur. J’avais tous les avantages. Je ne vous dirai pas que votre cause est mauvaise et la mienne juste, car je suis en ce moment la preuve vivante que les bonnes causes ne triomphent pas toujours; mais je vous dirai qu’au métier des armes, c’est le plus audacieux qui l’emporte, et je suis sûr d’être plus audacieux que vous.
– Soit: mais vous n’avez pas prévu le cas où je n’eusse pas voulu vous accorder l’honneur de me battre avec vous.
– Nous nous sommes expliqués là-dessus, à notre rencontre des Ponts-de-Cé, monseigneur; je crois vous avoir prouvé que mon épée vaut la vôtre.
Le maréchal se leva, pensif, et fit quelques pas dans la salle, non sans surveiller du coin de l’œil les mains de son adversaire.
Mais Pardaillan, tranquillement assis, accoudé à son fauteuil, le regardait d’un air de bonhomie qui apparut au maréchal comme un excès d’intrépidité. Il s’accota à la haute cheminée et dit lentement:
– Monsieur de Pardaillan, j’ai toujours eu pour vous la plus haute estime, et je vous l’ai prouvé. Je vous le prouve encore en ce moment par ma modération. Si je faisais un signe vous tomberiez mort à l’instant. Arquebuses, hallebardes, épées, vous avez vu que tout cela n’attend qu’un signe. Je pourrais faire pis: je pourrais vous faire saisir, vous faire transporter à la Bastille qui, vous le savez, est commandée par un de mes amis, lequel, sur ma recommandation, vous tuerait aussi sûrement que pourraient le faire ces hallebardes et ces arquebuses, avec cette seule différence que vous mourriez sur un chevalet et que votre agonie pourrait durer plusieurs heures et même plusieurs jours… Si je faisais ce signe de mort, si je donnais l’ordre de vous livrer au tourmenteur, je serais dans mon droit. En effet, qui êtes-vous pour moi? Un ennemi. Vous m’avez trahi à Margency autrefois; aux Ponts-de-Cé, nous avions conclu un pacte; je vous avais pardonné votre trahison, je vous ai admis dans ma maison; vous étiez de mes amis; vous m’avez encore trahi de la façon que vous savez. Par miracle, vous avez échappé à ma juste vengeance. Et depuis, vous êtes passé au camp ennemi. Je vous avais accablé de mes bienfaits; vous ne connaissiez pas mon frère; or, c’est mon frère que vous servez, et c’est moi que vous venez assassiner… Qu’avez-vous à dire à cela?