– Déodat, tu sais que je t’aime à l’égal d’un fils.
– Oui, ma reine, je le sais. Hélas! C’est une autre qui devrait être où vous êtes… Tenez, madame, quand je songe que ma mère m’a certainement reconnu dans cette entrevue du Pont de Bois, quand je songe qu’elle a vu mon émotion, touché ma plaie, sondé ma douleur et que pas un mot, pas un geste, pas un signe d’affection ne lui est échappé, qu’elle est demeurée glaciale, impénétrable, formidable de rigidité…
Le comte laissa échapper un geste de violente amertume, et le bruit étouffé d’une sorte de sanglot parvint jusqu’à Catherine qui demeura impassible.
Seulement une lueur de rage et de haine s’alluma dans les yeux gris de la reine.
– Courage! fit Jeanne d’Albret pour détourner le cours des pensées du jeune homme. Dans une heure, je l’espère, je vous apporterai un peu de joie, mon enfant…
À ces mots, la reine de Navarre traversa rapidement la rue et alla frapper à la porte verte.
L’instant d’après, la porte s’ouvrait et Jeanne d’Albret pénétrait dans la maison d’Alice de Lux.
Le comte de Marillac, les bras croisés, s’accota à la tour et attendit.
Sa tête touchait presque à la meurtrière.
Quelles furent les pensées de ces trois êtres pendant les longues minutes qui, une à une, tombèrent dans le silence de la nuit?
L’astrologue: le père!…, la reine: la mère!… Déodat: l’enfant!…
Ils n’étaient séparés que par l’épaisseur du mur.
Par un imperceptible mouvement très lent, Ruggieri s’était placé de manière à empêcher Catherine de passer son bras par la meurtrière. Quel horrible soupçon traversa donc son esprit?
Catherine était toujours armé d’un court poignard acéré, arme florentine dont la lame portait d’admirables arabesques, tandis que le manche d’argent, ciselé jadis par Benvenuto [1], était à lui seul une merveille: bijou terrible dans les mains de la reine.
Et Ruggieri frémissait d’épouvante.
Car la pointe de ce poignard, il l’avait trempée lui-même de subtils poisons, et une seule piqûre de ce précieux objet d’art était mortelle.
Qui sait si la reine ne l’eut pas, cette pensée d’allonger subitement son bras et de frapper?
Quoi qu’il en soit, elle demeura immobile, figée, comme fut immobile l’astrologue, comme fut immobile le comte de Marillac.
Onze heures sonnèrent, puis la demie.
Il eut été impossible de percevoir même le souffle de ces vivants pareils à des morts.
Enfin, comme le dernier coup de minuit s’envolait lourdement par les airs, la reine de Navarre quitta la maison d’Alice de Lux.
Le cou tendu, éperdu d’angoisse, le comte la vit venir sans pouvoir faire un pas.
Catherine s’apprêta à écouter.
Mais Jeanne d’Albret, s’étant approchée du comte de Marillac, lui dit simplement:
– Venez, mon cher fils, nous avons à causer sans retard…
Et tous deux s’éloignèrent alors…
Lorsqu’ils eurent disparu, Catherine de Médicis murmura:
– Maintenant, tu peux allumer ton flambeau.
L’astrologue obéit. Et il apparut alors livide, quoique sa main n’eût pas un tremblement et que son regard fût calme. Catherine l’ayant considéré attentivement eut un haussement d’épaules et dit:
– Tu as pensé que j’allais le tuer?
– Oui, dit l’astrologue avec une effrayante netteté.
– Et cela t’a fait peur?
– J’ai eu peur, en effet, madame.
– Ne t’ai-je pas dit que je ne voulais pas sa mort? Qu’il peut m’être utile? Tu vois que je ne songe pas à le frapper, puisqu’il vit encore après ce que nous venons d’entendre… As-tu entendu, toi? Quant à moi, ses paroles résonnent encore à mes oreilles, René, il sait que je suis sa mère!
L’astrologue garda le silence.
– Jusqu’ici, j’ai voulu douter! Maintenant, c’est fini. Lui-même a parlé. Il sait, René!…
Pour tout autre que Ruggieri, ces paroles de Catherine n’eussent porté l’accent d’aucune émotion. Mais l’astrologue la connaissait. Et la voix de sa terrible amante lui apparut si formidable qu’il tint les yeux baissés, n’osant regarder celle qui, en apparence, lui parlait si paisiblement.
Sombre, la bouche contractée, les yeux fixés dans la nuit vers le point où le comte avait disparu, la reine reprit:
– Tu vois donc que tu peux te rassurer, mon bon René, ton affection paternelle ne sera soumise à aucune épreuve.
Ruggieri frissonna et la pâleur qui couvrait son visage parut plus livide encore.
– Tu es rassuré, n’est-ce pas?
– Non, madame! répondit sourdement l’astrologue; car je sais que mon fils va mourir et que rien au monde ne peut le sauver. Rien, madame, pas même ma volonté paternelle, pas même la pitié qui pourrait se glisser dans votre cœur.
Catherine, étonnée, jeta un furtif regard sur l’astrologue.
– Expliquez-moi cela! fit-elle en s’asseyant dans un fauteuil et en se mettant à jouer avec la chaîne d’or qui portait son poignard.
Ruggieri se redressa. Son visage ne manquait ni de beauté, ni même d’une certaine majesté naturelle. Ruggieri était loin d’être un charlatan. Nature complexe, faible au point d’accepter sans révolte les plus effroyables besognes, implacable dans l’exécution des crimes que seul il n’eût jamais osé concevoir, pitoyable quand il était livré à lui-même, terrible quand il redevenait l’instrument de la reine, il eût sans doute passé sa vie en études et fût devenu un paisible savant s’il ne s’était trouvé sur le chemin de cette femme qu’on peut haïr pour le mal qu’elle a fait, mais à qui nous devons reconnaître une exceptionnelle force de caractère.
Dans l’antiquité, Catherine eût été Locuste ou peut-être Phryné.
Ruggieri eût peut-être été Empédocle [2].
Son esprit tourmenté aimait à se hausser et à se perdre aux vastes rêveries. Astrologue, il cherchait dans le ciel ce même absolu que, chimiste, il cherchait parmi les poisons.
L’art de la divination par les astres n’était pour lui qu’un art intermédiaire: il cherchait plus haut et plus loin. Connaître l’avenir, se disait-il, c’est le diriger! Quelle redoutable puissance armera l’homme qui parviendra à savoir aujourd’hui ce que demain doit être! Et que devient cette puissance si cet homme peut faire de l’or à sa guise? Tout ne se tient-il pas dans la création? Et qu’est-ce que Dieu, sinon celui qui peut soulever les voiles du temps et arracher à la nature son dernier secret?
Ruggieri croyait donc fermement.
Sans cesse déçu dans ses calculs, souvent, lorsqu’il avait passé des nuits à chiffrer la déclinaison et la conjonction des astres, il laissait tomber sa plume avec découragement. Mais bientôt une force nouvelle le poussait, et avec une froide fureur, il s’enfonçait dans la solution de l’insoluble.
Quoi d’étonnant, dès lors, que ce cerveau fatigué ait été hanté de visions?
– Madame, dit-il, vous voulez savoir pourquoi mon fils va mourir et pourquoi rien ne peut le sauver. Je vais vous le dire. Lorsque j’ai reconnu mon fils dans cette auberge où vous m’aviez envoyé, je n’ai d’abord songé qu’à vous. Qu’était mon fils pour moi? Un inconnu. Tandis que vous étiez, vous, l’adoration de ma vie… Puis, peu à peu, la pitié est entrée en moi. Et avec la pitié, d’autres sentiments assez forts pour me faire souffrir, pas assez pour me pousser à me dresser devant vous pour vous dire: Celui-là, vous ne le frapperez pas… Et lorsque j’ai compris que vous l’aviez condamné, je me suis contenté de pleurer en moi-même. Car vous avez pris sur moi un étrange pouvoir, Catherine. Vous n’êtes pour moi ni l’amante, ni la reine. Vous êtes plus que tout cela: vous êtes une pensée qui s’est installée dans mon cerveau, qui anéantit ma pensée, et qui me fait agir… Je connais des exemples de pareils phénomènes. Je ne vous étonnerai pas en disant que j’ai lutté pour vous chasser de moi-même. Ces temps derniers surtout, ayant consulté les astres, et ne recevant que des réponses douteuses, je m’étais repris à espérer. C’est vous dire que j’avais pris la résolution de me placer entre vous et lui, et d’empêcher le meurtre de mon enfant. Tout à l’heure encore, madame, si vous aviez essayé de le frapper, vous n’y eussiez point réussi: car je croyais alors qu’il devait vivre… Maintenant, je sais qu’il doit mourir.